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Le groupe Jean-Pierre Vernant a été un intellectuel collectif rassemblant des universitaires de différentes spécialités, unis par l'usage d'un nom propre destiné à casser la mécanique de réputation nombriliste qui corrode le débat public. Mais revêtir un masque, est-ce seulement subvertir l’auctorialité ? Pourquoi avoir choisi la figure tutélaire de Jean-Pierre Vernant, anthropologue de la Grèce antique et Résistant antifasciste, renouant avec une forme modernisée de κολοσσός ?
Certains sont droits dans leurs bottes. Jean-Pierre Vernant regardait droit dans les yeux.
C’était une manière d’aller à l’essentiel. De dire, d’écouter, entre égaux, entre camarades, juste entre humains. Se dépouiller des pare-feux des hiérarchies, des dissymétries de statuts. Se parler et s’écouter, car là est l’essentiel.
Le jeune prof de philo à Toulouse, le commandant de l’armée clandestine, le compagnon de la Libération, puis le chercheur, le directeur d’études et le professeur au Collège de France, le maître, l’éveilleur intellectuel de tant d’étudiantes et d’étudiants… Jipé était tout cela à la fois. Il regardait dans les yeux.
Vernant est aussi celui qui a regardé la Grèce ancienne droit dans les yeux. En essayant d’aller au cœur de cette culture. Retrouver les regards de ces hommes, leur pensée, leurs peurs, leurs fascinations, leur imaginaire, leur rationalité et leur irrationalité, à travers une forme d’archéologie inédite des textes, des images, des représentations, des savoirs grecs.
L’humanisme de Vernant était bien différent de celui de ses collègues hellénistes du monde académique. Il ne lisait pas les textes, il ne voyait pas les images comme on les voyait dans des lieux d’enseignement “classiques”.
Vernant était un humaniste, dans son souci du collectif, dans le charisme qui fédérait autour de lui collègues et étudiants, dans son exigence intellectuelle qui contournait ou surmontait les conformismes.
Vernant fut force de rénovation, de révolution, même. L’innovation intellectuelle, le nouveau paradigme historiographique allaient de pair avec une position politique : contre le conformisme, contre le sens commun, contre les idéologies de l’éternel humain et du sens immédiat, contre la facilité intellectuelle et le réductionnisme, contre les tautologies et les angles morts des tenants de l’identité et des permanences sur la longue durée.
Et pourtant, dans cette refondation des études anciennes, dans cette nouvelle manière de lire des textes et de regarder les images venues de l’Antiquité gréco-latine, tout était limpide et lumineux. Aucune trace de jargon, aucun voile élitiste, aucune arrogance. La pensée comme l’écriture de Vernant, ses enseignements comme ses argumentations étaient placés sous le signe de la clarté, d’une volonté d’intelligibilité et de partage affranchie des barrières des conformismes universitaires et académiques.
Tel est l’admirable paradoxe pour toutes celles et tous ceux qui ont suivi les cours de Vernant, pour tous ses lecteurs, toutes ses lectrices : l’exigence intellectuelle de complexité, de vérité, d’intelligibilité s’accompagne de la clarté de l’expression et de la pensée.
La Grèce qui émergeait des écrits et des cours de Vernant était débarrassée de l’opacité des vernis et de la patine des scolastiques d’hier et d’aujourd’hui, elle retrouvait les couleurs vives des statues et des temples antiques, en pleine lumière, dans la beauté d’horizons redécouverts dont l’altérité invitait au libre exercice de la pensée critique et interprétative.
Vernant a démythifié la Grèce ancienne, en rétablissant la distance nécessaire à une compréhension historique véritable, en la faisant basculer de son piédestal de “berceau de la civilisation européenne”. Impertinence suprême pour les tenants des universaux intemporels, opération sacrilège, subvertissant les fondements de ce qui tient lieu d’humanisme universitaire et néglige les soubresauts de l’histoire, ou de qui rêve les continuités atemporelles de l’identité, comme les idéologues des think tank d’extrême-droite. Le geste de Vernant fut aussi fondateur, puisqu’il ouvrait la voie à un nouvel humanisme basé sur la comparaison des cultures, sur la compréhension de leurs langages et de leurs catégories propres, aux antipodes de toute réduction au plus petit dénominateur commun, mais en privilégiant au contraire le croisement des différences.
Droit dans les yeux.
En ces temps de sidération, d’effroi et d’épouvante, les travaux de Vernant revêtent une singulière actualité.
Vernant a décrit un monde humain circonscrit, entouré par d’autres mondes, le monde de l’animalité, le monde du divin. Il s’est attaché aux frontières et à leur porosité, à la menace que représente l'altérité absolue pour l'ordre humain, quand elle ne le conforte pas, par des rituels collectifs de mise à distance.
Les catégories du double, de la figuration, de l’image, de la représentation tenaient une place centrale dans ces rituels, directement liés à la vie : l’imagerie grecque permettait de faire communiquer des mondes, ceux des vivants et des morts, ceux des hommes et des dieux, ceux de la vie civilisée et des forces du chaos.
La pierre brute du kolossos, sans forme ni visage, marquant la présence des morts comme leur absence irrémédiable, coexiste, dans le musée imaginaire de Vernant, avec les statues resplendissantes des kouroi et des korai, reflets des figures divines - effigies mémorielles, parfois, comme le chant poétique, de ceux qu’une “belle mort” a emportés trop jeunes.
Ce sont encore les masques sidérants et hypnotiques de Dionysos et la face grimaçante et pétrifiante de Gorgô. Dionysos, dieu ambivalent, au cœur de l’espace des cités, mais aussi force d’altérité et de folie, de sauvagerie qu’il convenait de domestiquer par le rituel, le théâtre, ou la dilution du vin pur et les règles sociales de sa consommation, qui en tempèrent les dangereux effets sur l’ordre et la raison humaine. Gorgô, visage bestial et ricanant, aux yeux écarquillés, force démoniaque et envers absolu de l’humain, qui pétrifie ceux qui osent la regarder. Deux figures qui, à rebours des conventions de la figuration grecque, sur les vases, ont leurs visages représentés de face, fixant le spectateur, droit dans les yeux, dans un inquiétant face-à-face de l’humanité avec son autre absolu.
Dans les temps de sidération collective que nous vivons, que nous dirait Jean-Pierre Vernant ?
Que dirait-il de la prolifération ambiante de métastases micro-fascistes, des tentatives de museler toute parole un peu forte, des dérives autoritaires et illibérales en cours ? Que dirait-il des coups de boutoir de la sphère dirigeante contre l’Université, de l’offensive bureaucratique contre l’autonomie du monde savant, de la mise au pas managériale de la recherche ? Que dirait-il de la dépréciation de la science et de la pensée critique par les ministres en charge des institutions d’enseignement et de recherche ? Que dirait-il des attaques sans fin contre la possibilité de décrire sereinement les vérités du monde ?
Que dirait Vernant en ces temps de folie sanguinaire, qui ébranlent les fondements de notre vie commune et désarment toutes nos certitudes ? Aux tenants du choc des civilisations, il opposerait sans doute les exigences intellectuelles de la raison, du respect et du dialogue entre humains, dans l’impératif catégorique de tenir bon sur ce qui fait lien.
Vernant dirait aussi, sans doute, que les sciences humaines et sociales sont plus que jamais indispensables, et ne devraient pas être des boucs-émissaires, des pharmakoi : elles introduisent du sens, de la complexité, de la distance et des angles de perception nouveaux dans notre rapport au monde et aux autres.
Que dirait Vernant en ce temps de pandémie, de loimos, comme diraient encore les Grecs, ce fléau envoyé par les dieux ? Que c’est à la cité des hommes d’affronter le fléau, au mieux de ses savoirs, de sa rationalité, de sa capacité à déployer un nous toujours renouvelé. Vernant nous inviterait à nous défier des chamanes et des druides qui procèdent par incantations ou par impostures publicitaires… Il inviterait à entrelacer l’exigence de raison des premiers “physiciens” et géomètres et la conviction que la cité des hommes est le lieu du débat contradictoire, pour la recherche du sens et du bien commun, dans la symétrie du droit de chacun à prendre la parole…
Vernant inviterait à ne pas détourner le regard. À ne pas nous contenter des échappatoires, des faux semblants, de la poudre aux yeux. À rester intransigeants sur nos principes, sur l’intérêt commun, sur l’envie de vivre ensemble dans la cité des hommes, à la poursuite de cet idéal que menacent aujourd’hui encore les séductions illusoires des sophistes et l'avancée rampante des oligarchies, sinon de la tyrannie…
De cette vigilance, intellectuelle, humaniste, politique, et de cette exigence de résistance, Jean-Pierre Vernant est encore aujourd’hui le signe, et la main amicale sur l’épaule.