Falsifications scientifiques et bureaucratie (1/3)
Histoire synthétique de la discursivité scientifique.

 

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“La vérité est liée circulairement à des systèmes de pouvoir qui la produisent et la soutiennent, et à des effets de pouvoir qu’elle induit et qui la reconduisent.”

Michel Foucault

“Die Erfahrung ist im Kurse gefallen.” (Le cours de l’expérience a chuté.)

Walter Benjamin

“The ideal subject of totalitarian rule is not the convinced Nazi or the convinced Communist, but people for whom the distinction between fact and fiction (i.e., the reality of experience) and the distinction between true and false (i.e., the standards of thought) no longer exist.”

Hannah Arendt [0]

L’année qui vient de s’écouler a été rythmée par les révélations de la presse dans des affaires de méconduite scientifique touchant la sphère dirigeante du CNRS, aussi bien dans la production d’articles que d’“enquêtes” complaisantes, inexistantes ou étouffées selon les cas. La réputation de l’établissement n’a pas seulement été entachée en France, les revues internationales Nature et Science s’étant fait l’écho des errements de trois directions successives du CNRS [1]. Pour analyser cette séquence, il convient d’écarter d'emblée deux écueils : l’indignation d’ordre moral et l’opinion sur le fond de ces affaires. Pour tenter d’en mettre au jour les dimensions systémiques, nous proposons un détour par l’histoire sociale de la production de connaissances scientifiques, en nous penchant sur la question du crédit accordé au récit d’expériences, c’est à dire à la question de leur certification. Dans la seconde partie de ce billet, nous partirons, au contraire, des affaires de fraude et de falsification qui ont touché la techno-bureaucratie de la recherche pour éclairer les mutations en cours des normes, des mécanismes et des instances constitutives d’une nouvelle “gouvernance de la vérité”.

Première partie.
Histoire synthétique de la discursivité scientifique.

Conformément à la tradition aristotélicienne, la théorisation scientifique s’est appuyée jusqu’à la fin de la Renaissance sur l’expérience commune. L’utilisation de dispositifs instrumentaux, faisant apparaître des phénomènes échappant aux perceptions ordinaires, apparaît au 17e siècle [2]. Le remarquable Sidereus Nuncius, publié en 1610 par Galilée [3], frappe par sa modernité, non seulement par les idées qui s’y trouvent et par l’organisation du texte et des illustrations selon une rationalité très proche d’un article d’aujourd’hui, mais aussi par d’autres caractéristiques qui nous amènent à notre sujet [4]. La représentation de la Lune qui y figure est manifestement maquillée par rapport à la réalité : le terminateur, cette ligne qui sépare l’ombre de la lumière, passe par un immense cratère d’impact, aussi parfait que fictif, et présente des corrugations accentuées d’un ordre de grandeur, qui amplifient d’autant le relief réel [5]. L’urgence, seule, justifie Galilée, a empêché de fournir les détails : “Ulterius progredì temporis angustia inhibet ; plura, de his brevi candidus Lector expectet.” Il inaugure ainsi la longue tradition des promesses non tenues d’articles longs à venir, en complément de lettres. Autre marque de modernité, le Sidereus Nuncius s’ouvre par les remerciements aux pourvoyeurs de fonds, sous forme d’une dédicace des satellites de Jupiter aux Médicis, flatterie à Cosme — le cosmique — à des fins immédiatement intéressées [6]. Ceci nous amène à émettre une première hypothèse : la certification de l’expérience scientifique se joue au sein de l’espace que les savants tentent collectivement de ménager avec les pouvoirs et les intérêts nécessaires à leur activité. La rétractation de Galilée après son passage devant une “commission d’enquête” inquisitoriale [7][8] suffit à témoigner de la violence qui se joue dans ces rapports de proximité, depuis l’invention même de l’expérience scientifique. Description: Galileo.jpg

Au 18e siècle, un nouveau système normatif s’installe, qui repose sur un régime sensoriel de la preuve scientifique : les expériences, pour prendre leur valeur universelle, doivent être spectaculaires et se dérouler entourées d’aristocrates qui accréditent par leur statut social la moralité du témoignage [9]. Au fil de ce siècle où la chimie fut reine, le regard est progressivement remplacé par l’instrumentation, puis par la mesure ; le témoin devient l’expérience elle-même, puis le graphique ; la curiosité cède la place à l’utilité puis à l’exactitude. Le Portrait d'Antoine Lavoisier et de sa femme, peint par David en 1788, témoigne de la disparition de l’aréopage aristocratique, pour ne laisser qu’un face-à-face entre les savants et leurs instruments [10]. Puis le corps du scientifique est à son tour escamoté du régime probatoire, qui doit se purifier de toute contingence : les lois implacables qui régissent la matière doivent se passer des mains expertes de l’expérimentateur [11].

Description: Lavoisier.jpg

La place progressivement prise par les instruments standardisés, les appareillages et les machines dans le processus de construction des faits scientifiques participe, au même titre que l’usage du méta-langage mathématique, de l’institution de normes communes faisant de la recherche un métier. Elle permet au monde savant de nouer de nouvelles alliances avec les artisans et les ingénieurs, dont le savoir faire devient un élément de preuve scientifique. Du 19e au début du 20e siècle, la science connaît une phase d’autonomisation [12] ambivalente, liée au mythe fondateur du Progrès. Les succès matériels liés à l’industrialisation et à l’expansion des techniques issues des sciences physiques, mais aussi à la révolution pastorienne et à l’éducation, prolongent les rêves utopiques des Lumières. La société s’affranchit de l’hétéronomie [13] religieuse et de ses normes ; la science, appuyée par sa capacité à dire le vrai sur le monde, devient alors l’instance supplétive de légitimation du pouvoir. La nouveauté ne réside pas tant dans le fait que le pouvoir, pour se reproduire et se perpétuer, produise et transmette un savoir qui se dit “vrai”, que dans le fait que ce savoir prenne la forme de la discursivité scientifique [14][15]. Nourries du saint-simonisme et du positivisme comtien, les élites s’appuient sur la raison pour prendre en charge le destin de l’humanité devant conduire au bien commun, par la soumission de la nature et des hommes et par l’accroissement illimité de la production de biens matériels. Cette prétention à une théorie déterministe des changements socio-historiques se retrouve dans le « socialisme scientifique » de Marx et Engels, féru lui aussi de productivisme. [16]

Ce dogme téléologique d’un gouvernement des hommes fondé sur un imaginaire pseudo-rationnel postulant la centralité de l’ordre économique et l’expansion infinie de la sphère productive et de la sphère techno-scientifique [17] se fracasse sur les deux guerres mondiales et sur les totalitarismes du 20e siècle. Le totalitarisme procède, dans son essence, d’une négation du politique et survient par la violence du consentement à une vision unique du monde, quand l'idée démocratique suppose au contraire une pluralité des rationalités en débat [18]. Partout où il y a de l’orthodoxie, il y a des gardiens du dogme — une bureaucratie. Ni la société ni l’histoire ne sont soumises à des lois déterministes, transcendantes, dont on peut produire la théorie : le politique est affaire de création humaine, soumise mais non déterminée par les conditions matérielles, la création étant, précisément, ce qui n’est pas dérivable de ce qui précède. Ainsi, l’imaginaire occidental moderne, que l’on peut résumer par l’invocation de la Raison, se constitue de deux éléments antinomiques : d’une part, l’expansion illimitée de la “maîtrise rationnelle” et de la domination sur la nature et les hommes ; d’autre part, la démocratie comme auto-institution raisonnée par la société des règles collectives qu'elle se donne et son corollaire, la politique comme direction consciente, par les citoyens eux-mêmes, de leur vie.

Pendant l’après-guerre s’élabore le régime probatoire du travail savant le plus familier, qui institue la science comme recherche collective et désintéressée de la vérité. La vérité n’est pas ici une révélation de faits immuables mais est investie comme problème, comme horizon commun et comme base minimale d'une éthique de la confrontation. Si la vérité scientifique est affaire de raison, d’établissement de faits objectivables, de cohérence interne, elle devient simultanément affaire de démocratie [19]. La vérité scientifique est en tension entre l’autonomie de pensée, qui suppose une interrogation illimitée sur le monde, qui ne s’arrête devant rien et se remet constamment en cause [20], et la nécessité d’une forme modernisée de disputatio dans un espace public où interviennent de manière effective la confrontation et la critique réciproque.

La traduction de ces principes en pratiques, en normes et en procédures a reposé sur trois piliers. Premièrement, la notion de conflit d’intérêts (voir définition ci-dessous) permet de fixer les limites du champ scientifique à ce qu’aucun intérêt particulier ou privé ne peut ni s’approprier ni conditionner. Deuxièmement, la recherche expérimentale s’appuie sur de petits collectifs de recherche (équipes ou collaborations) au sein desquels les faits et les méthodes sont soumis à la vérification et à la contradiction collectives. La confiance accordée a priori aux faits rapportés dans des articles repose essentiellement sur le travail collectif et la discussion ouverte à l’intérieur du laboratoire. Tout travail expérimental comporte, par nature, des incertitudes. Seul le débat interne, collaboratif, permet de fixer les limites de légitimité en échappant au carcan de normes externes, nécessairement grossières. C’est aussi à l’échelle humaine de l’équipe que les apprentis chercheurs se forment à la pratique expérimentale dans leur champ disciplinaire. Troisièmement, le processus de publication passe par des revues publiques (sociétés savantes, presses universitaires, etc), dont le processus éditorial est confié à des chercheurs en activité, reconnus par leur communauté. La disputatio et le contrôle externe de validité sont délégués à des rapporteurs (referees) anonymes, choisis par un éditeur qui engage, ce faisant, sa responsabilité scientifique [21].

Ce régime probatoire de l’expérience scientifique est maintenant mis en crise depuis deux décennies. La seconde partie de ce billet prendra prétexte des affaires de fraude récentes pour établir les grandes lignes du changement normatif en cours et de ses conséquences délétères.

Conflit d’intérêts — La règle la plus élémentaire en matière d’intégrité scientifique consiste à ne pas exprimer d’opinion ni intervenir dans des processus d'évaluation (recrutement, promotion, travail de referee, enquête scientifique) en étant en situation de conflit d'intérêts. Le conflit d’intérêts n’est pas une inconduite mais caractérise toute situation de fait empêchant la neutralité scientifique. S’il est d’usage de les déclarer spontanément, les conflits d’intérêts s’établissent par leur “notoriété”, c’est-à-dire par le caractère objectivable des faits qui les constituent.

[0] Entretien avec Michel Foucault réalisé par A, Fontana et P. Pasquino, en juin 1976.
http://1libertaire.free.fr/MFoucault134.html

Walter Benjamin, Erfahrung und Armut.
https://www.textlog.de/benjamin-erfahrung-armut.html

"Le sujet idéal de la domination totalitaire n’est ni le nazi convaincu ni le communiste convaincu, mais celui pour qui les distinctions entre fait et fiction (i.e. la réalité de l'expérience) et entre vrai et faux (i.e. les normes de la pensée) n’existent plus."
Hannah Arendt, The Origins of Totalitarianism.
https://www.azioniparallele.it/images/materiali/Totalitarianism.pdf

[1] Computer scientist to lead French research giant; interim head leaves amid misconduct allegations
https://www.sciencemag.org/news/2018/01/computer-scientist-lead-french-research-giant-interim-head-leaves-amid-misconduct

French plant biologist cleared of misconduct in new inquiry
https://www.nature.com/articles/d41586-018-06966-1

[2] C’est aussi période à laquelle paraissent les premiers articles puis la première revue scientifique:
https://royalsociety.org/journals/publishing-activities/publishing350/history-philosophical-transactions/

[4] On s’amusera de ce que les dernières révélations sur la rétractation de Galilée paraissent dans la revue Nature:
https://www.nature.com/articles/d41586-018-06769-4

[5] On pourra se référer à cet article paru pour les 400 ans de la publication:
https://images.math.cnrs.fr/Il-y-a-quatre-cents-ans-Sidereus.html

Alexandre Koyré pointe également les résultats d'observation douteux de Galilée:
Du monde clos à l’univers infini, Presses Universitaires de France, 1962. Réimpr. Paris, Gallimard, 2003.

[6] Sur la façon dont Galilée ménage son espace d'autonomie par rapport aux dépendances politiques, on lira avec intérêt:
Mario Biagioli, Galileo Courtier: the Practice of Science in the Culture of Absolutism, Chicago University Press, 1993.

Recension de l’ouvrage:
https://www.persee.fr/doc/rhs_0151-4105_1998_num_51_1_1315

[7] Sur Galilée et son procès, quelques ouvrages essentiels:
Stillman Drake, Galileo at Work, Chicago University Press, 1978.

Maurice Finocchiaro, The Galileo Affair. A Documentary History, University of California Press, 1989

Maurice Finocchiaro, Retrying Galileo, 1633-1992, University of California Press, 2007).

Maurice Clavelin, La philosophie naturelle de Galilée, Albin Michel, 1996 et Galilée Copernicien, Albin Michel, 2004.

[8] Sur la réaction de l’Eglise aux thèses coperniciennes, avant les observations de Galilée, un article important :
MP Lerner, “Aux origines de la polémique anticopernicienne (I). L'Opusculum quartum de Giovanmarie Tolosan”, Revue des sciences philosophiques et théologiques, T. 86, 2002, pp. 681-722.
https://www.cairn.info/revue-des-sciences-philosophiques-et-theologiques-2002-4-page-681.htm

[9] Sur les transformations du compte rendu scientifique à l'époque moderne, l’exemple canonique est celui de la controverse sur l’existence du vide ayant opposé Thomas Hobbes à Robert Boyle, et sa pompe mise au point par le grand expérimentateur Robert Hooke:

S. Shapin, "Pump and Circumstances : Robert Boyle's Literary Technology", Social Studies of Science, vol. 14, n°4, 1984, p. 481-520

Steven Shapin et Simon Shaffer, Léviathan et la pompe à air. Hobbes et Boyle entre science et politique, La Découverte, 1993.

Recension:
https://www.persee.fr/doc/reso_0751-7971_1994_num_12_65_2874

[10] Christian Licoppe, La formation de la pratique scientifique. Le discours de l'expérience en France et en Angleterre (1630-1820), 1996, Paris, La Découverte (série anthropologie des sciences et des techniques), 346 pages.

Simon Schaffer, La Fabrique des sciences modernes, Paris, Le Seuil, 2014.

Pour une bibliographie plus complète de Simon Schaffer, voir:
 https://laviedesidees.fr/Laborieuse-Nature.html

[11] On lira, à ce propos cet article sur ce que le talent d’expérimentateur de Joule, qui faisait des mesures d’une précision remarquable, devait au savoir-faire de la brasserie paternelle:

H. Otto Sibum, « Les gestes de la mesure. Joule, les pratiques de brasserie et la science », in Annales. Histoire, sciences sociales, juillet-octobre 1998, n°4-5, pp. 745-774.
 https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1998_num_53_4_279696

[12] Sur les procédures de validation des travaux scientifiques, on pourra lire cet ouvrage récent:
V. Fages, Savantes Nébuleuses, Ed. EHESS, 2018.

Sur la refondation de l’Université, on pourra lire:
Christophe Charle, La République des universitaires 1870-1940, Paris, Le Seuil, 1994.

Christophe Charle, Jacques Verger, Histoire des universités, coll. « Que sais-je ? », Paris, P.U.F., 1994, 2e édition mise à jour, 2007.

Christophe Charle, “Jalons pour une histoire transnationale des universités”
 https://journals.openedition.org/chrhc/3147

Robert Fox et George Weisz, The Organization of Science and Technology in France 1808-1914, Cambridge University Press, 1981.

Recension:
https://www.persee.fr/doc/hedu_0221-6280_1983_num_18_1_1174

[13] On dit d’un système politique qu’il est hétéronomique lorsqu’il invoque une source des lois et des institutions extérieure à la société et échappant par conséquent à l'action humaine. On pourra lire par exemple:

Bruno Karsenti, L’énigme de l’hétéronomie, la religion selon Castoriadis.
https://journals.openedition.org/lhomme/32578

[14] Nous avons délibérément mis de côté le concept de “régime de vérité” introduit par Michel Foucault, et distordu dans la littérature post-moderne jusqu’à le vider de sa substance. Nous nous contenterons ici de renvoyer à l’œuvre de Foucault en en donnant un aperçu au travers de trois citations:

“Il faut plutôt admettre que le pouvoir produit du savoir (et pas simplement en le favorisant parce qu’il le sert ou en l’appliquant parce qu’il est utile) ; que pouvoir et savoir s’impliquent directement l’un l’autre ; qu’il n’y a pas de relation de pouvoir sans constitution corrélative d’un champ de savoir, ni de savoir qui ne suppose et ne constitue en même temps des relations de pouvoir. Ces rapports de « pouvoir-savoir » ne sont donc pas à analyser à partir d’un sujet de la connaissance qui serait libre ou non par rapport au système du pouvoir ; mais il faut considérer au contraire que le sujet qui connaît, les objets à connaître et les modalités de connaissance sont autant d’effets de ces implications fondamentales du pouvoir-savoir et de leurs transformations historiques. En bref, ce n’est pas l’activité du sujet de la connaissance qui produirait un savoir, utile ou rétif au pouvoir, mais le pouvoir-savoir, les processus et les luttes qui le traversent et dont il est constitué, qui déterminent les formes et les domaines possibles de la connaissance.”

Michel Foucault, Surveiller et punir, 1975.

“Le savoir n’est au contraire pas l’apanage de la science, mais produit par toute une série de gens, de lieux, d’institutions, qui de par leur position, leur ton, leur notoriété, prétendent à la vérité et font résonner cette vérité dans la tête de milliers de gens”

Michel Foucault, Pouvoir et savoir, 1977.

“(i) En quoi la production et la transformation du partage vrai/faux sont-elles caractéristiques et déterminantes de notre historicité ?
(ii) De quelles manières spécifiques ce rapport a-t-il joué dans les sociétés « occidentales » productrices d'un savoir scientifique à forme perpétuellement changeante et à valeur universelle ?
(iii) Que peut être le savoir historique d'une histoire qui produit le partage vrai/faux dont relève ce savoir ?
(iv) Le problème politique le plus général n’est-il pas celui de la vérité ? Comment lier l'une à l'autre la façon de partager le vrai et le faux et la manière de se gouverner soi-même et les autres ? La volonté de fonder entièrement à neuf l'une et l'autre, l'une par l'autre (découvrir un tout autre partage par une autre manière de se gouverner, et se gouverner tout autrement à partir d'un autre partage), c'est cela la « spiritualité politique ».”

Michel Foucault, Table ronde du 20 mai 1978.

[15] Nous recommandons cette synthèse sur le travail d’historisation des sciences de Michel Foucault:
Jerome Lamy, Vérité, science, pouvoir: Michel Foucault, historien des sciences au Collège de France, French Forum, University of Pennsylvania Press, Volume 43 (2018) pp. 131-146
https://muse.jhu.edu/article/704303

[16] Serge Audier, L'âge productiviste. Hégémonie prométhéenne, brèches et alternatives écologiques, La découverte, 2019.
On pourra lire cette entrevue avec l’auteur:
https://www.liberation.fr/debats/2019/02/08/serge-audier-la-gauche-porte-une-part-de-responsabilite-historique-dans-la-crise-ecologique-contempo_1708240

[17] Note historique sur le mot « technoscience »:
https://zilsel.hypotheses.org/1875

[18] “La démocratie allie ces deux principes apparemment contradictoires : l'un que le pouvoir émane du peuple, l'autre qu'il n'est le pouvoir de personne.”

Claude Lefort, L’invention démocratique.

[19] Démocratie n’est pas ici à prendre dans le sens dévoyé de “soumis au vote”. Sur la question démocratique, recommandons la lecture de ce livre:
Jacques Rancière, La Haine de la démocratie, La Fabrique, 2005.

[20] Nous empruntons ces idées et ces mots à différents textes de Castoriadis et en particulier à:
Cornelius Castoriadis, L’individu privatisé
https://www.monde-diplomatique.fr/1998/02/CASTORIADIS/3528

Cornelius Castoriadis, L'Institution imaginaire de la société
http://www.seuil.com/ouvrage/l-institution-imaginaire-de-la-societe-cornelius-castoriadis/9782020365628

Cornelius Castoriadis, Une société à la dérive - Entretiens et débats (1974-1997)
http://www.seuil.com/ouvrage/une-societe-a-la-derive-entretiens-et-debats-1974-1997-cornelius-castoriadis/9782020788533

Cornelius Castoriadis, La montée de l’insignifiance. Les carrefours du labyrinthe 4 (2007).

[21] Sur la place du système d’expertise anonyme dans l’histoire du régime probatoire en science expérimentale, recommandons l’épilogue de ce livre, intitulé “Comment nous vivons”:
Steven Shapin Une histoire sociale de la vérité. Science et mondanité dans l’Angleterre du xviie siècle, La Découverte.

Recension:
https://www.cairn.info/revue-geneses-2016-2-page-160.htm

Falsifications scientifiques et bureaucratie (2/3)
Galerie de portraits.

 

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Les formes spécifiques prises à chaque période par la fraude scientifique, le déficit d’intégrité, l’absence d’éthique sont déterminées par le système dans lesquelles elles émergent. Aussi ces pathologies sociales offrent-elles des renseignements précieux sur ce qui travaille en profondeur le corps académique. Pour mettre à jour les vérités profondes d’institutions sociales, la tradition classique suggère d’en passer par des portraits de fraudeurs, d’usurpateurs et de falsificateurs à la fois fictifs et composés à partir de la combinaison d’éléments typiques.
Ce panorama du faux académique passe par les portraits d'Alain Z., de Laura F., d'Antonin K., de Christophe B., de Valérie P., de Franck C. et par le non-portrait d'Hélène U.

Le mandarin — Portrait d’Alain Z.


La maquilleuse n’a presque pas eu à intervenir : le teint hâlé par la pratique du voilier, la crinière blanche de vieux fauve, la chemise immaculée en lin et la veste à l’encolure asymétrique lui donnent cette allure connue de tous, après presque cinq ans de participation aux Grandes Gueules. Dans ce “Face-à-face” avec Eric Zemmour sur CNews, les rôles sont bien délimités. Alain Z. défendra la Raison et les bienfaits des Lumières (la-pauvreté-chute-l-espérance-de-vie-croit-et-la-guerre-régresse) tandis que Zemmour servira son numéro d’anti-moderne. Pourtant, au cours d’un débat courtois, ils tomberont d’accord sur maintes choses et en seront, oui, étonnés. Et ravis. D’accord sur le caractère obscurantiste du principe de précaution, relevant du terrorisme ; d’accord sur l’immense contribution — largement occultée — de la culture sur brulis, en Afrique, dans le bilan carbone de la planète ; d’accord sur le réchauffement climatique relevant avant tout d’une question démographique. Zemmour affichera même un sourire lorsqu’Alain Z. évoquera l’idée de renvoyer Greta Thunberg à l’école avec des claques sous le cul. Dans sa jeunesse, les p’tites suédoises, etc.

Alain Z. est né à Constantine en 1953 dans l’appartement au-dessus de la pharmacie centrale de sa mère. Son père, qui a raté ses études de médecine, est préparateur dans la pharmacie familiale. L’enfance, solaire, à faire les quatre cents coups, est interrompue par le retour en métropole. Après un bref séjour dans la grande maison de l’ouest parisien du grand-père, chirurgien réputé et figure tutélaire de la maisonnée, la famille d’Alain Z. s’installe à Nice. S’ensuit une adolescence dorée de branleur de bonne famille : la séduction, les filles, les feuilles de pompe dans la trousse, la transgression… Après un baccalauréat obtenu en deux ans sans relief, Alain Z. prend conscience de sa vacuité — il se vantera quelques temps d’avoir eu une relation avec C. de M. — et du mépris de sa mère qu’il idolâtre. Il décide de “faire médecine” mais il sait le concours difficile. Il a vingt ans, un dossier scolaire tout juste passable et un grand-père qui accepte de l’aider à intégrer une faculté parisienne. Tout se passe sans accroc : le doyen est un ami. Il réussit le concours du premier coup avec des notes exceptionnelles en mathématiques, physique et chimie. “Il n’y a rien de tel que les fainéants quand ils s’y mettent !” lui dira sa mère avec fierté. Son chemin de praticien est tout tracé mais il n’éprouve jamais la moindre empathie pour quiconque et ressent généralement du dégoût pour les malades. L’interaction avec le patient y étant médiée par un dispositif instrumental à forte technicité, il fait des stages de radiologue et d’anesthésiste-réanimateur. Son classement à l’internat ne lui permettant pas de poursuivre dans ces voies, Alain Z devient spécialiste en santé publique, ce qui lui évite au moins le contact direct avec le patient. Il passe l’agrégation de médecine en 1983 et devient PU/PH. Pour accélérer sa carrière, il s’expatrie à Niamey et atteint rapidement la classe exceptionnelle. Il gardera, longtemps après, la nostalgie des après-midi à jouer au tennis et à siroter des bières — des “Conjonctures” — au bord de la piscine des Rôniers, des bivouacs en brousse à l’arrière du Range Rover blanc, des statues au centième du prix qu’il y mettra, plus tard, dans les galeries de Saint-Germain-des-Prés. Il se souviendra des virées à Cotonou — trente heures de route aller-retour en se relayant à trois chauffeurs — pour faire la fête non-stop dans les boîtes de Jonquet et se payer des filles sublimes à des prix dérisoires.

En 1989, Alain Z. prend la chefferie de service du département de santé publique de Lille et implante son équipe de recherche à l’Institut Pasteur. Il devient vice-président recherche de l’université de Lille et utilise son poste pour se construire, sinon un empire, du moins un institut sous son contrôle. Son exercice du pouvoir est frontal. En suivant sa tactique dite “de la jeune garde rouge”, il promeut rapidement une vingtaine de trentenaires aussi brillants qu’ambitieux, puis s’appuie sur eux pour marginaliser les quinquas. Avec vingt ans d’avance, il comprend que l’essentiel n’est pas de faire de la recherche mais de publier, en construisant un large réseau de collaborateurs dont il signe tous les articles. Il encourage ses inféodés à publier en nombre des articles conçus autour d’un même template, ne se différenciant les uns des autres que par les données produites.

Il a suffi à Alain Z. de claquer la bise à la représentante FO, stupéfaite, puis de lui accorder une promotion pour créer un climat délétère parmi les syndiqués. Il a théorisé que son institut est au-delà de la taille critique où tout scandale lui sera évité. Il est intouchable. Too big to fail. Réciproquement, il recourt sans cesse à la transgression, aux pitreries grotesques, à l’obscénité pour que chacun, dans son institut, soit intimement convaincu de son pouvoir illimité. Son répertoire de blagues, délibérément restreint, culmine avec l’inénarrable “je vous laisse le choix dans la date” qui conclut trois de ses mails par semaine. À la ministre en visite, Alain Z. avait dit, pour que tout le monde l’entende : “Ne m’appelez pas demain matin : moi, l’samedi, j’baise ma femme.” Cette compagne, de 17 ans sa cadette, est présidente de la fondation adossée à l’institut et siège au CA de l’Inserm. Il faisait partie du comité qui l’a promue à la classe exceptionnelle. À celui qui avait osé lui demander de sortir, il avait rétorqué : “S’il fallait que je sorte à chaque fois qu’on examine le dossier d’une femme avec qui j’ai couché, je n’siégerais plus nulle part...”. Sa pratique de l’outrance ne va pourtant pas jusqu’à dévoiler publiquement sa maxime favorite, qu’il réserve aux petits comités : “la précarité est une bonne chose pour la recherche.”

Les raisons pour lesquelles, ce soir, Alain Z. file ainsi en direction de la Belgique, pied au plancher de son vieux cabriolet Jaguar, les réflexes diminués par la cocaïne, sont à chercher dans les rapports de domination. Sa femme a été admise aux urgences, après qu’il l’a rouée de coups. Et elle a les dossiers. Tous les dossiers. Y compris sur ses nuits folles avec les filles prépubères de Cotonou. La cocaïne provient du laboratoire d’Etat qui la produit, ultra-pure, à usage scientifique. Il suffit d’en faire la demande. Il y recourait autrefois, pour se concentrer toute une nuit sur la rédaction d’un article — ce qu’il n’a plus fait depuis des lustres. Il n’a pas plus prévenu les deux escort-girls qui l’attendent au Hangar d’Amour, à Ostende, qu’il n’a prévu que son cœur lâcherait d’overdose au cours de sa dernière prédation.

Garbage science — Portrait de Laura F.


C’est la deuxième fois qu’elle est en photo à la une du Point. Pour la première, sous ce titre “Comment la science peut rendre votre enfant plus intelligent”, le photographe l’avait fait poser en penseuse, l’index à plat sur la tempe, faisant la moue. Cette fois, son nom apparaît en gros caractères — Laura F., la surdouée des neurosciences — et sa robe à manches courtes à la Courrèges, géométrisante, la valorise mieux. Le sous-titre est parfait : “Drogue, suicide, alcoolisme, marginalité : ces gènes qui déterminent les comportements déviants”.

Laura F. est née en 1981 à Saint Dizier, l’ainée d’une fratrie de trois ; le père est chauffagiste ; la mère travaille “à la Sécu”. Elle obtient le bac avec une année d’avance et entreprend des études de psychologie à l’université de Reims. Première de sa promo de Licence, elle obtient une bourse au mérite et est acceptée en magistère à Paris. Elle y amorce une spécialisation en sciences cognitives et suit en auditrice libre des cours de neurosciences et de génétique. Face à une pléthore de propositions de thèse, elle mise sur un laboratoire lui donnant accès à un IRM, et produit des travaux sophistiqués qui s’attaquent à la compréhension des mécanismes cérébraux du complotisme : chaque nouvel article alimente une controverse dans la presse qui atteint jusqu’aux grands tabloïds — The Sun, France-Soir et Bild ; par contre-coup, son approche est défendue dans les pages idées du Monde, mais aussi dans le New-York Times et le Guardian. Elle s’adapte rapidement à cette publicité en donnant des séminaires flatteurs pour l’audience, prévenant toute critique par une surcharge de bons sentiments, une empathie sincère pour la classe moyenne dont elle entend s’extraire, désarmant les questions techniques par de longues réponses administrées avec un sourire candide.

En post-doctorat à Harvard, Laura F. se forme à la génomique de la cognition. Les données génétiques d’importantes cohortes mises à la disposition de son P.I. — en contrepartie d’une signature — et la collaboration avec des ingénieurs bio-informaticiens lui permettent quelques jolis coups. Elle publie dans Nature Genomics un papier identifiant sur le chromosome X, un gène clé gouvernant l’aptitude à la physionomie qu’une mutation rend non fonctionnel chez 10% des hommes contre 1% des femmes ; c’est la conclusion de l’article sur l’interprétation évolutionniste et le dimorphisme sexuel qui attire l’attention médiatique.

Après refus à Science et Nature, son article calculant un score polygénique de la radicalité politique, présenté comme un prédicteur fiable des votes à différentes élections de par le monde, finit dans Nature communications. Près d’une centaine de threads sur Twitter “debunkent” l’article et lui apportent paradoxalement une large publicité. Quelques mois plus tard, Laura F. s’offre la une de Science par une étude d’ampleur inédite sur quatre générations, identifiant les susceptibilités génétiques à l’immigration. Dans une tribune invitée au New-York Times, elle enjoint au camp progressiste de se saisir de l’outil génétique pour aider les populations défavorisées en sériant ce qui relève de l’environnement social et économique de ce qui est proprement biologique. Son article fait scandale et une pétition d’étudiants exige son départ de Harvard. Le magazine Forbes la classe parmi les 25 françaises les plus influentes de l’année 2014. Elle obtient un prix L’Oréal-UNESCO, jeune chercheuse d’excellence.

Elle le vaut bien.

Elle est recrutée sur la chaire d’excellence F. Galton dans son laboratoire de thèse, et est lauréate d’un financement de l’ERC qui lui permet d’embaucher un ingénieur spécialisé en deep-learning, deux post-docs et trois thésards. Elle fonde le mouvement #Twins4Science qui invite les jumeaux à contribuer eux-mêmes aux recherches scientifiques sur la gémellité et les problèmes spécifiques qui y sont associés. Cela lui permet de constituer une base de données génétique et comportementale. Elle entre au Conseil Scientifique de l’Institut Tocqueville : “Progrès et innovation pour l’Europe”. Avec l’appui de la fondation partenariale de l’Université, elle crée une start-up spécialisée dans les tests génétiques sur ordonnance ; après l’entrée au capital de Palantir (Peter Thiel), la filiale de l’entreprise aux US cartonne, en proposant un dépistage pré-implantatoire des risques de dérives radicales et de comportement asocial mais aussi du capital héritable permettant d’espérer mettre au monde un leader. En France, pourtant, Laura F. se heurte à la rigidité des lois de bioéthique qui cantonnent les tests à des pathologies rares invalidantes monogéniques. Elle s’implique alors avec entrain dans la conception du plan France Médecine Génomique 2025 aux côtés de quelques chefs de services hospitalo-universitaires réputés avec qui elle co-signe plusieurs tribunes plaidant pour que la France se dote, à l’occasion de la révision des lois de bioéthique, d’un cadre législatif résolument progressiste, agile et ambitieux, facilitant le commerce équitable de données génomiques, l’innovation nucléique et l’accès à la procréation sur mesure pour chacun et chacune.

Dans le cadre du plan de souveraineté numérique, Gaïa-X, “initié par l’Europe, pour l’Europe” et qui reprend en mode dégradé le projet européen du cerveau humain (“Human Brain Project”) initié par un de ses mentors, Henry Markam, Laura F. coordonne désormais un programme de Palantir-Technologies destiné à corréler certains traits phénotypiques (symétrie du visage et morphologie corporelle) et matériel génétique, en faisant un usage d’algorithmes de deep-learning entraînés sur une base de données duale génotype-phénotype de 17 millions d’individus.

À notre connaissance, Laura F. va bien…

Hormis ces fichues insomnies si fréquentes, engendrées par le surmenage et par son addiction aux réseaux sociaux où elle traque tout ce qui peut être dit sur elle.

Elle y croit.

Le startupper — Portrait d'Antonin K.


Lors de la visite du président de la République à l’Université de Paris Saclay — son classement de Shanghai, son RER, ses terrains vagues — ce 21 Janvier 2021, un jeune homme au regard sûr, costume de bonne facture et voix décidée à attirer l’attention des présents. Antonin K., X91, est passé au 20h de TF1 et, en même temps, à celui de France 2, expliquant les détails du fonctionnement de sources de lumière quantique au président Macron. Le téléspectateur attentif a pu, derrière le commentaire en voix off, saisir ces bribes : “perspectives d’avenir…bla…verrou technologique…bla…ordinateur quantique”. Puis, distinctement cette fois, chacun a pu entendre M. Macron, dans une autodérision feinte, sourire Colgate, exalter la puissance analytique des propos d’un “J’ai tout compris !” puis, sérieusement cette fois, se dire impressionné par le business plan ambitieux du jeune chercheur qui occupe également le poste de CSO dans l’entreprise QuNI (Quantum Networks and Innovation). L’entreprise, qui compte désormais quatre membres salariés, a été co-fondée par Antonin et son collègue Wilfried F., CEO, il y a cinq ans : “J’ai vu que c’était le moment de me lancer, je ne voulais pas rater le virage quantique” — explique le jeune chercheur-entrepreneur dans une capsule vidéo, face caméra, d’un pure player diffusé sur les réseaux sociaux.

Les deux polytechniciens se sont rencontrés dans le cadre de l’initiative QuantX qui, “dans la continuité des valeurs de l’école Polytechnique (…) [porte] la vision que la réussite d’une ambition française dans ce domaine doit s’appuyer sur l’excellence scientifique ainsi que le soutien à l’entreprenariat”. Antonin était à l’époque jeune maître de conférences après une thèse en optique quantique dans l’équipe renommée d’Albert T. - à qui QuNI n’a pas manqué de rendre hommage en lui créant un poste de QG (Quantum Guru). Il est ensuite parti aux Pays-Bas pour un post-doc en transport quantique avant d’être immédiatement recruté à l’Université Paris-Saclay. “ Hors de question d’abandonner complètement la recherche ”, explique-t-il au journal Les Échos.

Wilfried F., après une thèse dans le domaine des atomes froids pour l’information quantique, a enchaîné deux post-docs au Canada dans le même domaine et un autre dans la start-up franco-belge PQ (Processeurs Quantiques). C’est là-bas qu’il a pu connaître de l’intérieur le fonctionnement d’une “jeune pousse disruptive” dans le domaine ultracompétitif des technologies quantiques — ou Deep Physics dans le jargon désormais quotidien des deux jeunes chercheurs. “Il y a d’excellents chercheurs, voire des prix Nobel, qui disaient que les ordinateurs quantiques ne verraient jamais le jour. Ma génération s’est sentie challengée par de tels propos, et s’est lancée à corps perdu dans ce qui est désormais une deuxième révolution quantique”, complète Antonin dans Le Figaro, taclant Serge Haroche sans égards. QuNI a ainsi pu voir le jour grâce à l’association de ces deux talents, qui ont pu déjà lever quelque 12M€ d’argent public sans aucun apport privé ni personnel, en combinant les financements de la BPIFrance, du fonds d’investissement spécialisé dans le quantique Quantonation et des initiatives nationales et régionales telles que le DIM Sirteq et les partenariats universitaires et industriels encouragés par l’ANR: “Un de nos cadres est spécialisé dans le swapping business. Cela consiste à croiser compétences industrielles et expertise scientifique afin de créer un vaste réseau de laboratoires et de start-up. C'est notre écosystème.”, explique Wilfried à l’Usine Nouvelle. Ainsi, les dispositifs optiques idéalisés par la team de chercheurs de QuNI — tous associés à l’université Paris-Saclay, qui co-finance l’opération — seront transformés en prototypes industriels à travers un partenariat public privé impliquant son ancienne compagnie, PQ. Cette dernière, grâce à son réseau de chercheurs de l'Université de Paris et de l'Université de Bruxelles, identifiera les concepts de recherche fondamentale qui pourront s’avérer utiles pour les dispositifs créés par QuNi. Perdus? “C’est en réalité très simple!”, répliquent de concert les jeunes entrepreneurs dans le journal La Tribune: “les entreprises bénéficient d’un échange win-win de connaissances entre industrie et recherche fondamentale, ce qui témoigne de la clairvoyance des préconisations de l’ANR et valide a posteriori les idées anticipatrices du stink tank LLB (Le Lab Quantique).”

Pour pouvoir se dédier à ses deux passions — la recherche et le développement — Antonin K. a obtenu sans difficulté un demi-service à l’Université. Il a pu ainsi négocier une partie de son salaire avec son partenaire Wilfried, comme il l’explique, enthousiaste, dans l’hebdomadaire Le Point: “J’ai négocié mon salaire avec ma propre start-up (rires). C’est vrai que de ce point de vue aussi on s’y retrouve. Ce n’est pas difficile de doubler le salaire initial d’un maître de conférences. Comme je suis propriétaire de la moitié de la boîte en absence d’investisseurs privés, je n’ai même pas négocié de stock options. Le système de primes imaginé par le gouvernement part d’une bonne intention mais il est obsolète.”

Antonin affirme que malgré ses multiples occupations il a plus de temps qu’auparavant pour pouvoir mener à bien les projets dont il a “vraiment envie”. “L’effet boule de neige m’a donné la possibilité de multiplier les financements, et la liberté que procure une boîte est impressionnante. Les démarches pour les levées de fonds sont incomparablement plus simples, agiles et fluides que pour la recherche publique. Grâce à Business France, nous avons pu, lors d’un brunch de travail à l’hôtel particulier de Richard, chairman de QuDaLaMan, avoir accès directement à Antoine Petit et Frédéric Vidal. C’est un vrai choc de simplicité par rapport aux heures passées à rédiger des réponses à des appels à projets et des rapports pour l’Europe !”, témoigne-t-il dans L’Express. “Et quand on part en conférence, au lieu de donner des preuves, donc des idées, aux collègues qui posent des questions, comme on se sentait tenus de le faire avant, on peut leur répondre: secret industriel ! C’est la formule magique !”, a-t-il lâché au journaliste. “Enfin, ça, c’est du off (rires). Vous ne l’écrivez pas, bien sûr.” QuNI compte également une vingtaine de stagiaires et post-doctorants, pour la plupart financés par les plans de coopération université-industrie mis en place par le gouvernement. “La productivité d’articles scientifiques dans mon équipe académique a doublé ces deux dernières années parce qu’on a pu se payer plein de jeunes en CDD. Je préfère un système inégalitaire bien payé, et avec des vrais débouchés, à un système qui bride l’innovation et la créativité. Notre stratégie, c’est du Darwin-win à 110% (rires).” témoigne-t-il dans Heidi.

Les vents semblent souffler dans la bonne direction pour les technologies quantiques, et nous espérons que QuNI pourra en profiter. L’enthousiasme des jeunes cadres et le récent partenariat avec Atos pour développer un accélérateur quantique laissent présager un avenir radieux pour QuNI.

“Attachez vos ceintures!” a écrit Antonin K. sur son fil Twitter.

La plagiaire — Non-portrait d'Hélène U.


D’abord réparateur de Vespa, Jean-Patrick M. est devenu universitaire sur le tard après qu’il a suivi des cours à Vincennes — musicologie, philosophie et cinéma. Réservé dans la vie ordinaire, Jean-Patrick M. s’enflamme pendant son séminaire sur les avant-gardes, d’une rigueur et d’une érudition sans forfanterie ni égotisme. À l’Université, il n’a accepté aucune promotion, aucune prime, aucun passe-droit. Il y a adopté une éthique professionnelle à la Bartleby : il ne cède rien à quiconque qui contrevienne à la conception exigeante qu’il a de son métier. S’il écrit sur des sujets éclectiques, Jean-Patrick M. a consacré une large partie de ses recherches aux avant-gardes de l’après-guerre et en particulier à l’Internationale Situationniste. Il en est le spécialiste d’autant plus incontesté que le sujet n’intéresse pratiquement que lui, parmi les historiens de l’Art. Son ouvrage de plus de 800 pages sur le sujet lui a demandé dix ans de travail. Il est paru en 1989 chez un petit éditeur choisi pour sa méticulosité maniaque, dans un tirage de 250 exemplaires épuisé dès 1993.

Quand la fondation Pierre Gianadda organise une exposition sur la postérité de Dada, il est convié au voyage de presse et commence la lecture du catalogue dans le TGV de retour de Suisse. Hélène U., professeure à Lausanne après un début de carrière fulgurant à Stanford après ses essais sur l’“esthétique de la réparation”, sur “l’architecture résiliente” ou sur la “poétique de l’infravisible”, y a écrit un texte sur la psychogéographie, assez ronflant et flatteur. Une phrase accroche sa curiosité : la qualité, le choix des mots, le rythme lui évoquent un souvenir trop vague pour le fixer. Le lendemain, après qu’il n’a rien trouvé dans ses fiches, Jean-Patrick M. se résout à avoir recours à Google et constate qu’Hélène U. avait déjà publié cette même phrase dans un article en allemand, aux deux tiers identique. Il finit par chercher la phrase sur son disque dur et… constate qu’elle provient de sa somme sur l’I.S., comme un gros quart de l’article d’Hélène U. Le livre de Jean-Patrick M. est cité, bien sûr, mais pour un point mineur, pas pour ces “emprunts” sans maquillage.

Jean-Patrick M. ne supporte ni la délation, ni les commissaires politiques, ni les puritains. Aussi envoie-t-il un mail à Hélène U. lui posant des questions précises sur son article, pointant des lacunes, soulevant des objections, sans évoquer ni le plagiat, ni l’autoplagiat. Puis il s’enferme en bibliothèque pendant une semaine à éplucher la production d’Hélène U. : il repère dix-huit textes dont au moins le tiers est un patchwork de phrases recopiées sans citation et cinq textes pour moitié autoplagiés. Hélène U. lui répond après cinq jours, le remerciant pour ses commentaires et lui disant combien son livre épuisé a été inspirant.

À la fin de cette année-là, Jean-Patrick M. a connu une phase dépressive qui a accéléré sa décision de prendre une retraite anticipée, malgré une pension en dessous du SMIC. Il a travaillé d’arrache pied à une édition augmentée de son livre et a trouvé un éditeur.

Hélène U. vient d’obtenir une ERC consolidator grant.

L’homme sans qualité — Portrait de Christophe B.


Christophe B. a franchi la cinquantaine sans en subir les marques physiques. Il suit un régime strict, ne boit jamais d’alcool et joue au squash le mercredi. Cela fait dix ans qu’il travaille à obtenir une chaire d’anthropologie cognitive numérique au Collège de France et un bronzage uniforme bien que désespérément gris. Il tient le rythme de trois passages médiatiques par semaine en moyenne, ce qui nécessite la publication d’un essai par an proposant une Big Idea dans le débat public. Ces produits de consommation de masse suivent une politique d’obsolescence: à peu près interchangeables, ils ne restent pas dans les mémoires ce qui constitue l’une des raisons de leur succès en tête de gondole des points “Relay”. Des tribunes mais aussi des romans, d’une érudition superficielle flatteuse, lui permettent de perdurer au-delà du lancement de son essai annuel. Son émission sur France Culture, deux fois par mois, “Flamberge au vent”, lui assure un réseau de collègues redevables et de quoi payer ses chemises sur mesure de chez Arnys.

Florence B., la femme de Christophe B., travaille dans la BVA Nudge Unit. Elle est spécialiste de contrôle incitatif, de manipulation comportementale, de marketing politique et de gestion du buzz — comment en obtenir, comment s’en prémunir. Elle a construit avec lui sa stratégie de marketing de soi (personal branding) à partir d’une idée en apparence contradictoire : travailler sa notoriété “savante” exclusivement hors de l’institution académique, en dénonçant ses pairs et en alignant le type de poncifs et de lieux communs constituant l’essentiel de ses émissions de débat médiatique. Un enfileur de perles. En contrepoint de la vogue du clash, Christophe B. adopte en toute circonstance un ton courtois, posé, calme, sans aspérité. Sur n’importe quel problème, sa simplicité explicative, nourrie de vulgarisation, parvient à flatter l’auditeur et constitue l’enseignement post-universitaire que réclame le journaliste de presse. Florence B. a fait subir des séances de media training à son mari, en le filmant, en l’aidant à poser sa voix, en lui expliquant comment préparer des fiches d’éléments de langage, en testant sur des panels les phrases les plus efficaces, qui seront reprises sur les réseaux sociaux. Cela lui permet de dérouler le discours le plus indigent sur le ton le plus assuré.

Le succès de Christophe B. tient aussi en ceci : plus il obtient d’entrevues médiatiques, et plus ses collègues enragent de sa notoriété obtenue sans la plus petite production savante, sans le moindre travail de terrain, avec des concepts “gros comme des dents creuses”. Son omniprésence médiatique suscite jalousies et compte-rendus dépréciatifs, d’où naissent des controverses auxquelles il ne répond jamais directement. L’autre stratégie maligne mise au point par Florence B. consiste à détourner l’attention de l’imposteur qu’il se sait être, en inversant les rôles. Il est devenu un croisé contre les pseudo-sciences ; il n’a pas de mots assez durs contre cette société du clash qui encourage l’émergence des personnalités clivantes, starifiées, dont la fin — la notoriété — justifie les moyens. Se posant en défenseur raisonnable de la Raison, Christophe B. parvient à imposer l'image d'une pondération scientiste, en mêlant les truismes au flou définitionnel. Il réussit ainsi, depuis plus de 20 ans, à se présenter en parangon vertueux du rationalisme, sans avoir même tenté d'en donner une définition socio-historique consistante — un authentique exploit.

Christophe B. complète ses semaines par une activité de penseur freelance dans des séminaires de team-building ou dans des petits déjeuners d’investisseurs. Les patrons se l’arrachent : il n’a pas son pareil pour construire des théories anthropologiques légitimant la dérégulation des flux financiers devant un parterre choisi de managers digérant leur dernier LBO (Leveraged buy-out) qui a mis quelques centaines de salariés sur la paille. Les cellules de communication des institutions de recherche et des universités doivent le réserver longtemps à l’avance : il enchaîne les master classes “formation de formateurs” devant les collègues de plus en plus nombreux à vouloir capter l’attention sur les scènes de l’événementiel innovant.

Christophe B. s’applique à lui même sa théorie de la responsabilité des individus dans les crises planétaires : pour préserver le climat, il ne prend jamais ni taxi ni Uber, même quand il doit aller de l’Institut Aspen à l’Institut Sapiens, aux deux bouts de Paris, mais un vélo électrique pliant.

Tous les quinze jours, il va désormais délivrer 8h de cours à l’université Jiao Tong de Shanghai. Il travaille efficacement dans l’avion et a appris à bien doser la mélatonine pour ne souffrir d’aucun décalage horaire. Christophe B. s’est entraîné tout un été au ping-pong pour ne pas se ridiculiser lors des pauses.

Il a également pris des cours intensifs de mandarin.

La battante — Portrait de Valérie P.


Valérie P. est née en 1971 à Nancy, dans une famille d’enseignants en lettres, elle en classe préparatoire, lui à l’université. Après une adolescence sans relief — serre-tête, jupe plissée vert et bleue, souliers vernis noirs —, une scolarité secondaire en tête de classe, des classes préparatoires, à Nancy d’abord, puis à Henry IV, Valérie P. entre à l’École normale supérieure de Lyon, où elle rencontre son mari. Toujours studieuse, elle le devance largement à l’agrégation de physique-chimie. Pendant sa thèse, elle conçoit une expérience en micro-fusée puis en caravelle “Zéro G” sur les mouvements planétaires de gouttes chargées en gravité restreinte. Elle parvient à se passer d’antispasmodiques pour affronter les vols paraboliques. Sa deuxième expérience, sur la rotondité et la couleur anormale d’une flamme de combustion en apesanteur, est sélectionnée puis menée sur la station spatiale internationale. Au retour des données, c’est la catastrophe : il y a eu des problèmes de synchronisation et aucune mesure n’est exploitable. Sa thèse est à l’eau. Elle est seule au labo quand elle reçoit les cartouches de données. Tout son corps semble se vider par l’intérieur mais aucune larme ne fuse. Elle est terrassée. Elle n’en dit pas un mot à quiconque et se convainc que c’est réparable, en prenant le meilleur des prédictions théoriques et en synthétisant des données “expérimentales” artificielles. Les chances que l’expérience soit rééditée un jour sont infimes. Alors, Valérie P. bascule vers la nuit, travaillant d’arrache-pied du soir au petit jour, quand le laboratoire est vide. Enfin, pas tout à fait vide: un chercheur russe est professeur invité, qui économise le coût de l’hôtel en vivant dans son bureau. Lorsqu’il lui est arrivé de le croiser dans un couloir au milieu de la nuit, avec ses lunettes en écaille à la Jaruzelski, elle a pris peur et a couru s’enfermer dans son bureau.

Les données synthétiques sont si belles, avec cette subtile différence par rapport aux prédictions théoriques qui leur donne du cachet, qu’elle pousse sa chance en produisant un article dans Nature. Et ça passe. Son directeur de thèse est aux anges. Elle est intimement convaincue d’avoir contribué à la vérité scientifique sur le problème.

Après un an de post-doc à Los-Alamos, Valérie P. devient l’une des rares femmes à entrer au CNES. Son portrait paraît bientôt dans le magazine de l’institution, dans la rubrique des jeunes recrues brillantes appelées, possiblement, à un avenir prometteur de cadre. C’est là que le dir-cab de la ministre la repère — c’est la seule femme. Elle entre au ministère. Elle a cinq articles à son actif.

Trois ans après, elle est appelée à fonder et présider le Campus Spatial d’Ile-de-France dans lequel doivent se fondre huit laboratoires. Elle convoque un jury international, qu’elle préside, chargé d’évaluer chaque équipe: VERT, l’équipe est intégrée au CSIF; ORANGE, l’équipe est désintégrée mais les chercheurs peuvent entrer au CSIF en s’insérant dans une autre équipe, où ils seront au service des projets portés par le P.I. ; ROUGE, les chercheurs ne sont pas intégrés au CSIF. Leurs badges d’ouverture de porte sont désactivés. Aucun des trente-sept universitaires et chercheurs classés ROUGE ne trouve les ressources pour protester. L’un d’eux se suicide pendant l’été après que sa femme l’a quitté. Dès la rentrée, Valérie P. fait poser des affiches dans les toilettes donnant le numéro de téléphone vert, accessible 24h sur 24, d’une cellule d’écoute psychologique.

Valérie P. est aujourd’hui vice-présidente du CNES en charge de la recherche. Elle dirige à ce titre le comité d’éthique et d’intégrité — le CoEthIn. Chaque début d’année, elle assure elle-même la journée de sensibilisation des jeunes chercheurs à l’intégrité.

L’homme pressé — Portrait de Franck C.


Devant lui, l’an 2000. À vingt-trois ans, Franck C. achève sans lustre son second cycle en biologie à la faculté des sciences de Toulouse, et s’embarque à petits pas dans un doctorat en systématique évolutionniste. Jusqu’où peut-on interroger nos origines ? Comment sonder le temps passé avec plus de détails, avec plus de finesse ? Quel événement moléculaire nous a fait basculer, il y a quelques milliards d’années, du pré-vivant au vivant ? À la vérité, ses pas, Franck C. les trouve lilliputiens. Il a beau scruter les différents modèles évolutifs, de la soupe primordiale au monde à ARN, dresser des arbres toujours plus précis des lignées de virus et de bactéries, la tâche est laborieuse, ingrate, et si lente... Il tourne en rond, il le sait ; le monde entier tourne en rond, depuis des décennies, faute d’un élément tangible étayant l’une ou l’autre hypothèse. Pourtant, il en a l’intuition : il est de ces personnes qui ont des fulgurances; il a les moyens de voir ce que les autres n’ont pas su regarder, ce à quoi on reconnait les génies qui engendrent des révolutions scientifiques. Il en a l’ambition aussi mais il y a cette contrainte : le temps presse.

Aussi, Franck C. comprend qu’il doit prendre des chemins de traverse plutôt que de se risquer à suivre à nouveau les impasses que ses prédécesseurs ont empruntées. Un pied dans les bases de données de séquences publiées qui commencent à enfler, et l’autre devant le thermocycleur du laboratoire, où il développe sa propre approche, la PCR par saut de règne, il expérimente. Bien que cette technique échoue à faire avancer son sujet de doctorat, le Kingdom Jump reçoit rapidement des marques d’intérêt d’industriels en biotechnologie, pour sa capacité à assembler en un temps record des fragments d’ADN de toutes espèces, sans point de jonction apparent et avec une fidélité remarquable. Son allocation doctorale arrivant à terme sans résultats probants, privé du soutien de sa directrice de thèse qui ne voit dans ses inspirations iconoclastes qu’un melon hors norme, c’est grâce au dépôt d’un brevet et sous contrat avec la startup grenobloise GeNoble qu’il soutient son doctorat en ingénierie du génome. Dans la foulée, il accepte l’invitation à donner l’exposé inaugural de la Conférence Internationale Terre-Univers sur les Règnes Existants (ConfITURE) aux Maldives, moyennant 2 500 € d’inscription — auxquels s’ajoutent 2 000 € de billets d’avion et 3 000 € de frais d’hébergement à l’hôtel 5 étoiles du site. À l’arrivée, grosse déception : aucune des stars du domaine ne participe, mais une poignée de seconds couteaux. Il dégote cependant un post-doctorat à Prague, dans un laboratoire de paléoécologie qui vivote.

Délesté de la supervision de sa thèse qu’il a vécue comme un boulet, Franck C. reprend son programme de travail disruptif. En quelques mois, grâce au kingdom-jump, il voit se former une séquence hybride de quelques milliers de nucléotides, à mi-chemin entre la racine des procaryotes et les virus d’archées extrémophiles. Nul doute qu’il s’agisse du fossile vivant des premières heures de la vie, passé inaperçu jusque là : le bactirus, chaînon manquant de l’évolution, une forme proto-cellulaire capable de recopier de façon autonome son matériel génétique à partir de ribozymes, sans enzymes et donc sans nécessité du recours aux assemblages macromoléculaires complexes requis pour la synthèse protéique. Dans les mois qui suivent, il sonde dans les sédiments marins, les tourbières, les glaces arctiques et y détecte la présence de nouveaux bactirus. Lorsqu’il soumet son manuscrit à Nature, l’accueil d’abord circonspect des éditeurs se mue en enthousiasme dès lors que l’un des reviewers, biologiste moléculaire à Melbourne, assure avoir reproduit l’expérience en employant la même approche. À la une de Nature succèdent celles des plus grands quotidiens : nos ancêtres de plus de 4 milliards d'années vivent encore parmi nous ! Les plateaux télévisés s’arrachent la présence de ce jeune homme sûr de lui, sourire en coin et fossette, irrésistible. Lui seul sait décrire avec autant de réalisme les bactirus, omniprésents mais que nul ne sait cultiver. Partout dans le monde, des séquences inédites pleuvent bientôt des machines tournant à plein régime : les bactirus pullulent. Solexa puis Illumina voient les ventes de leurs kits de séquençage profond s’envoler. Rapidement, de multiples branches bourgeonnent sur l’arbre du vivant, que leur caractère insaisissable rend intrigantes.

En parallèle, les hypothèses se multiplient sur les capacités métaboliques des bactirus et leur adaptation à une telle variété de biotopes. Franck C. fait sensation en proposant un mécanisme de photosynthèse aprotéique, puisant dans la lumière solaire l’énergie nécessaire à la multiplication des proto-cellules grâce à des cages de pigments cristallisés. Ce modèle retient l’attention de Jeff Bezos, qui y voit l’opportunité de développer des centrales électriques bio-inspirées couplées à la captation du dioxyde de carbone. Il débauche cinquante neuf biochimistes de renom et place Franck C. à leur tête pour développer cette technologie salvatrice. Les actionnaires se ruent sur l’opération, la levée de fonds bat tous les records. Les publications spectaculaires se succèdent à une cadence infernale, sans qu’aucun prototype ne voie toutefois le jour.

C’est deux jours après que Franck C. a appris que son nom figurait désormais dans la short list du prix Nobel, qu’une exobiologiste de l’agence d’exploration aérospatiale japonaise met involontairement fin au rêve. Lors d’une conférence de presse, elle annonce avoir amplifié des bactirus à partir d’échantillons de l’astéroïde Ryugu rapportés par la sonde Hayabusa-2. Alors que les journalistes se ruent sur son preprint pour rendre compte de l’omniprésence des traces de vie dans l’espace, de nombreux spécialistes restent sceptiques, et scrutent les données à la recherche d’une source possible de contamination. La chaîne de conservation des échantillons semblant au-dessus de tout soupçon, ils remontent la piste jusqu’à reprendre, étape par étape, le protocole de Kingdom Jump. C’est la douche froide : en ajoutant un contrôle négatif négligé jusque-là, il devient évident que la méthode est capable de générer des séquences — d’une complexité et d’une originalité qui forcent le respect — à partir des seuls composants réactionnels purifiés. Les bactirus, artefacts nés d’une réaction mal contrôlée, retournent au néant scientifique, tout comme Franck C.

Ou presque. Avant même que Jeff Bezos le licencie, Franck C. a reçu un coup de fil enthousiaste d’Elon Musk, qui le considère comme un génie créatif à même de tailler un futur à notre civilisation. Il est aujourd’hui conseiller en stratégie d’avant-garde chez SpaceX.