Néolibéralisme: résumé à l'os

 

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Le néolibéralisme n’est ni une théorie économique ni un libéralisme hypertrophié, mais désigne simultanément une philosophie politique théorisée autour de la Seconde Guerre mondiale, un mouvement social-historique amorcé au tournant des années 1980 et une modalité de gouvernement. Il repose sur l’idée que les marchés ne se constituent pas naturellement, par génération spontanée, mais doivent être construits par la mise en concurrence des individus et des structures, ce qui suppose de produire de la différenciation – et donc un accroissement des inégalités. Il postule que la mise en concurrence est le seul processus collectif qui puisse faire émerger la Vérité, autrement inaccessible à la connaissance des individus, et qui garantit donc une efficience productive optimisée. Pour le néolibéralisme, l’Etat n’est pas l’ennemi à abattre : il y voit un instrument au service du marché, sous le contrôle de celui-ci – moyennant une adhésion et une adaptation de sa technocratie. Le néolibéralisme coïncide avec une transition d’un capitalisme de profit, fondé sur la production marchande, vers un capitalisme de crédit, fondé sur la financiarisation et sur la dérégulation du marché boursier mondial. Il vise au contrôle social par un accroissement apparent de la liberté, en développant un imaginaire qui emprisonne les individus dans leurs propres désirs et qui suscite l’adhésion par l’addiction plutôt que par la discipline. Les techniques de néomanagement (projet, évaluation, classement, benchmarking, best practices) et le système de normes réduisant le politique au gestionnaire (gouvernance) ont pour objectif la soumission à ce contrôle par intériorisation des contraintes. Le néolibéralisme est une entreprise d’évacuation de l’idée démocratique et du libéralisme politique (pluralisme des rationalités en débat, séparation des pouvoirs, systèmes publics de santé, d’éducation et de justice, etc). C’est un projet de privatisation des existences et d’atomisation de la société, qui ne conduit pas à un “individualisme” mais, au contraire, au règne du conformisme, de l’anomie, du vide de sens et de l’insignifiance. Il constitue l’avènement d’une société bureaucratique en ceci qu’il produit une division du travail politique entre une sphère décisionnaire, réduite à l’édiction de normes gestionnaires et soumise à un contrôle actionnarial et aux lobbies, et des exécutants, condamnés à la privatisation de leurs existences.

Le néolibéralisme et ses évolutions

 

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Chacun le sent avec plus ou moins de clairvoyance : l’heure est venue de sortir de la passivité, de rompre avec le vide de sens et le conformisme ambiants. Nous ouvrons en conséquence une série de quatre billets — conclusion de nos cinq ans d’existence et de réflexion — autour de cette unique question sur l’Université et la recherche  [1]…

Que faire?

Que faire qui n’ait été cent fois tenté ?

Que faire qui n’ait cent fois échoué ?

Et surtout : pour quoi faire ?  

Nous entendons cette question en son sens le plus concret et le plus pragmatique. Pour autant, il nous faut procéder par étapes et commencer par nous dégager des questions préformatées qui empêchent, par leur système même de coupures, toute pensée globale et donc toute pensée politique [2]: pouroucontre le CNU, pouroucontre la sélection à l’Université, pouroucontre APB, pouroucontre l’augmentation des frais d’inscription, pouroucontre le saupoudrage des moyens de recherche, etc. Par essence, toute idéologie entrée dans une phase hégémonique devient aussi diffuse et omniprésente que l’air que l’on respire : ses représentations deviennent des lieux communs que l’on ne discute plus, ses conceptions du simple bon sens en action. Il n’est donc pas étonnant que l’énonciation raisonnée du système de représentation qui prévaut dans l’appareil d’Etat soit l’enjeu de batailles savantes, à commencer par sa dénomination même : néolibéralisme [3]. Aussi nous est-il apparu essentiel de commencer notre réflexion par une synthèse théorique, non pour créer un ennemi extérieur qu’il s’agirait d’abattre, mais pour effectuer un travail réflexif sur ce qui produit une large adhésion à ce système. Les lecteurs impatients puissent nous pardonner ce détour nous permettant de poser les jalons nécessaires à la compréhension de propositions stratégiques à venir sur l’Université et la recherche [4].

Qu’est ce que le néolibéralisme ?

Pourquoi génère-t-il une bureaucratie qui contamine progressivement tous les champs de la société?

Le néolibéralisme est une représentation du monde comportant de multiples facettes, et née, logiquement, de manière chorale. Il nous faut commencer par écarter les conceptions les plus erronées. Le néolibéralisme n’est pas réductible à une théorie économique : c’est plutôt une modalité d’exercice du pouvoir étatique — une gouvernementalité — telle qu’elle est rationalisée dans les sphères gouvernantes. C’est donc un ensemble d’idées théoriques — culturelles — à partir desquelles la réalité est analysée dans la conduite du gouvernement. En clair, le néolibéralisme est une idéologie. Par extension, l’ère néolibérale désigne la période de montée en puissance de cette modalité de gouvernement après la seconde guerre mondiale jusqu’à sa phase hégémonique, le point de bascule se situant aux alentours de 1979 [5].

Le néolibéralisme n’est pas une intensité du libéralisme ; il n’est en particulier pas réductible à un “ultralibéralisme”, à une forme radicalisée de libéralisme économique. Le néolibéralisme trouve son origine dans une volonté de refonder le libéralisme après guerre, dans un contexte marqué par les totalitarismes - nous y reviendrons. Il se distingue du libéralisme né au milieu du XVIIIe siècle par une série de décalages qu’il s’agit d’isoler.

Dans sa conception du marché, le libéralisme pose le primat de l’échange, échange qui procède d’une relation d’équivalence entre deux valeurs ; le libéralisme s’intéresse aux marchandises, à leur prix, à l’offre et à la demande. Le marché y apparaît comme régi par des lois spontanées, émergentes, en un mot “naturelles”, qu’il s’agit de comprendre pour bien gouverner. Cette naturalisation du marché suppose que l’appareil d’Etat fonctionne comme une technocratie éclairée, rationaliste. La référence constante au saint-simonisme et le rôle, en France, de l’Ecole Polytechnique pendant l’ère libérale en porte témoignage [6]. Dans l’idéologie libérale, l’Etat, en surplomb du marché, se doit d’être aussi frugal que possible : son rôle est d’assurer a minima le fonctionnement “naturel” du marché, en garantissant le respect de la propriété individuelle.

Le néolibéralisme procède à un décalage fondamental dont tout découle : le marché n’a rien de spontané et seule la concurrence est à même de garantir la rationalité économique. L’essence du néolibéralisme, c’est donc la mise en concurrence des individus et des structures de sorte à créer du marché partout où cela est possible, dans chaque recoin de la société qui portait de la vie. Mettre en concurrence pour créer du marché, cela suppose incidemment de détruire méthodiquement toute structure collective, toute coopération entre les individus, au nom d’un rejet viscéral de toute planification raisonnée, saint-simonisme compris [7]. Le néolibéralisme pose une vision constructiviste du monde, réduit à un marché dont la vérité — l’efficience — ne peut émerger que par la concurrence d’agents interconnectés, mus par le profit et traitant de l’information. Hayek, l’un des inspirateurs du néolibéralisme, a le premier posé cet axiome: “the market is posited to be an information processor more powerful than any human brain, but essentially patterned upon brain/computation metaphors.” Le marché comme processeur d’information connecté comme un cerveau humain et dépassant de ce fait toute rationalité individuelle : telle est la croyance fondatrice du néolibéralisme — non-fondée en science et contredite en permanence par l’expérience. Cet obscurantisme se double d’un volontarisme que l’on pourrait formuler comme suit : il n’est pas de problèmes générés par le marché dont le néolibéralisme ne prétende détenir la solution, unique – le marché. Nous reviendrons sur ce dogmatisme digne d’un Pangloss ou de médecins de Molière au sujet de la “politique d’excellence” à l’œuvre depuis dix ans dans l’Université et la recherche.

De manière théorique, le néolibéralisme postule donc que le marché procède, non de l’équivalence entre deux valeurs, mais d’inégalités conçues, non comme des externalités regrettables, mais comme les conditions même du marché. Pour créer artificiellement de nouveaux marchés, et contrer ainsi l’érosion tendancielle du taux de profit, il s’agit de créer de l’inégalité partout où c’est possible, de procéder artificiellement à de la différenciation là où existait des communs, de la société. Cette double tâche de différenciation et de mise en concurrence revient à l’Etat qui, dans le néolibéralisme, n’est plus en surplomb du marché mais sous le contrôle de celui-ci. Ainsi, le néolibéralisme ne suppose pas un moins d’Etat mais un plus d’Etat au service de la création de marché, non seulement dans les services publics mais aussi dans chaque parcelle de vie autonome. Si l’Etat était l’ennemi à abattre — ou à limiter — du libéralisme, il devient, pour le néolibéralisme, un simple outil dont il faut prendre et conserver le contrôle. L’ennemi du néolibéralisme n’est pas l’Etat, c’est la société — tout ce qui fait société. “And, you know, there's no such thing as society.”, disait Mme Thatcher.

La mise en concurrence au cœur du néolibéralisme ne va pas sans contradictions, qui génère tendanciellement des situations de monopole et des coalitions oligopolistiques. De même que la production d’inégalités ne constitue pas un problème pour le néolibéralisme mais une condition nécessaire du marché, la constitution de monopoles privés y est interprétée comme optimisation de l’efficience — puisque le dogme stipule que dans le cas contraire, la concurrence jouerait pour mettre à bas la firme monopolistique. Autre contradiction aisément digérée, la mise en concurrence généralisée conduit mécaniquement à une société politique dominée par des lobbies sans projet politique positif, entravant efficacement toute politique contraire à leurs intérêts, et pratiquant le conflit d’intérêt avec décomplexion.

Le surplomb des Etats-Nations par le marché implique que les flux de capitaux ignorent les frontières. La libéralisation des mouvements internationaux de capitaux après 1980 a permis l’institution d’un marché mondial des actions pour la gestion des droits de propriété, formé par intégration des marchés boursiers nationaux, en lieu et place du système précédent de détention hors marché des blocs de contrôle stratégiques. Cette unification des marchés à l’échelle planétaire, et la perte de puissance des souverainetés étatiques qui en est la conséquence directe, n’aurait pu s’opérer sans l’appui d’institutions internationales comme le Fonds monétaire international, la Banque mondiale ou l’Organisation mondiale du commerce. Les néolibéraux se sont bien gardés de mettre à bas ces instances, pourtant supposées interventionnistes et chargées de réguler le marché. Il a suffi d’en réorienter la doctrine pour les utiliser comme moyens de coercition des Etats-nations récalcitrants à adopter les politiques néolibérales.

La transition de l’ère libérale vers l’ère néolibérale s’est accompagnée d’une transition entre une économie tirée par le profit et une économie portée par le crédit [8]. La formation de bulles spéculatives n’y est plus théorisée comme un parasitage de l’économie réelle mais comme le mode privilégié de création de la richesse. La crise de 2007-2008, responsable de l’accroissement violent du chômage et de la précarité dans les pays de l’OCDE, en a montré le ressort: les Etats sont chargés de gérer l’éclatement des bulles spéculatives, en renflouant les pourvoyeurs de crédit et en socialisant dettes et pertes.

L’idéologie néolibérale s’observe à l’état chimiquement pur dans la mise en crise des grandes institutions des démocraties libérales comme l'hôpital, la prison, les communes, l’école, etc. Récapitulons les éléments de la mutation de l’Université [9]. La finalité des réformes structurelles en cours depuis 30 ans — le projet de loi Devaquet date de 1986 — est la constitution d’un “marché de la connaissance” (processus de Lisbonne [10], rapport Attali-Macron [11], rapport Aghion-Cohen [12]). La méthode repose sur l’utilisation de l’Etat — et en son sein, d’instances technocratiques comme le Commissariat Général à l’Investissement — pour procéder à la mise en concurrence systématique des individus et des structures (“politique d’excellence” PolEx, fondée sur des appels à projets, AAP). Pour créer du marché, il s’agit de produire une différenciation entre parcours de formation et entre établissements (établissement de proximité professionnalisant vs établissement de recherche intensive visible internationalement [13]) produisant de l’inégalité et la naturalisant. La politique volontariste de constitution d’un “mercato” destiné, selon l’expression consacrée, à “attirer les meilleurs chercheurs et les meilleurs étudiants étrangers” a remplacé la vieille idée des démocraties libérales héritée de la Révolution française [14]: former des citoyens libres par le savoir et l’exercice de la raison. Les systèmes les plus efficients [15] ont déjà réussi à former une bulle spéculative fondée sur la dette étudiante.

Cette première série de décalages entre libéralisme et néolibéralisme en détermine une seconde, sur la représentation de l’individu, sur la liberté individuelle, sur le contrôle remplaçant l’enfermement, sur le management remplaçant la gestion hiérarchique, qui sera l’objet du deuxième billet. Il s’agira de comprendre comment la refondation du libéralisme a pu conduire au règne de l’anomie, du conformisme, de la passivité et de la médiocrité. Nous en viendrons au rôle du savoir, de l’Université et de la recherche dans un troisième billet avant de répondre pour notre compte à la seule question qui vaille…

Que faire ?

Bibliographie sommaire

  • F.A. Hayek (1960). The Constitution of Liberty, Chicago: University of Chicago Press.

  • F.A. Hayek (1976). The Mirage of Social Justice, Chicago: University of Chicago Press.

  • M. Foucault (2004) Naissance de la biopolitique : cours au Collège de France, 1978-1979, Paris, Gallimard/Éditions du Seuil. Voir également le le dossier « les néolibéralismes de Michel Foucault » dans Raisons politiques, n° 52, 2013 ;
    https://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2013-4.htm

  • G. Dostaler (2001) Le Libéralisme de Hayek, Collection "Repères"

  • S. Audier, (2008) Le Colloque Lippmann : aux origines du « néo-libéralisme », Lormont, éd. Le bord de l'eau.

  • S. Audier (2012). Néo-libéralisme(s). Une archéologie intellectuelle, Paris, Grasset, coll. « Mondes vécus ».

  • S. Audier (2015), Penser le « néolibéralisme ». Le moment néolibéral, Foucault, et la crise du socialisme, Lormont, Le Bord de l'eau, coll. « Documents », ISBN : 9782356874030.

  • W. Brown, « American Nightmare: Neoliberalism, Neoconservatism, and De-Democratization », Political Theory, vol. 34, n˚ 6, 2006, p. 690-714 (traduction française : « Le cauchemar américain : le néoconservatisme, le néolibéralisme et la dé-démocratisation des États-Unis », Raisons politiques, n° 28, 2004, p. 67-89. Voir également Brown Wendy, « Neo-Liberalism and the End of Liberal Democracy », Theory & Event, vol. 7, n˚ 1, 2003 (traduction française : « Néo-libéralisme et fin de la démocratie », Vacarme, n˚ 29, 2004).

  • P. Dardot et C. Laval, La nouvelle raison du monde : essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte, 2010.

  • P. Dardot et C. Laval (2016) Ce cauchemar qui n’en finit pas – Comment le néolibéralisme défait la démocratie, Paris, La Découverte.

  • P. Mirowski et D. Plehwe (2009) The road from mont pèlerin The Making of the Neoliberal Thought Collective, harvard university press, Cambridge, Massachusetts

  • P.Mirowski (2013): Never Let a Serious Crisis Go to Waste: How Neoliberalism Survived the Financial Meltdown, London, UK, ISBN 978-1-78168-079-7

  • L’essence du néolibéralisme, Bourdieu
    http://www.monde-diplomatique.fr/1998/03/BOURDIEU/3609

  • B. Hibou (2012) La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale. Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres », ISBN : 978-2-7071-7439-0.

  • D. Graeber (2015) Bureaucratie. L'utopie des règles, Paris, Les Liens qui libèrent, 304 p., traduit de l'anglais par Françoise Chemla, ISBN : 979-10-209-0291-7.

  • Bernard Harcourt, The Illusion of Free Markets : Punishment and the Myth of Natural Order, Harvard UP, 2011, 336p.

  • Michel Feher, Le temps des investis. Essai sur la nouvelle question sociale, Paris, La Découverte, 2017

 

[1] On pourra se convaincre que cette question est dans l’air du temps en consultant cette série de quatre billets:
https://theconversation.com/acces-a-luniversite-et-financement-de-lenseignement-superieur-et-de-la-recherche-que-faire-episode-1-83054

[2] Les “nouveaux philosophes” ont beaucoup fait, en France, pour légitimer le renoncement, le non-engagement, le repli sur la sphère privée, le bavardage sur des polémiques aussi artificielles que stériles, avec cette rengaine selon laquelle la politique visant le tout, elle est totalitaire, etc.

[3] On emploie le mot ‘néolibéralisme’ pour le distinguer clairement du ‘libéralisme politique’ et du régime de ‘démocratie libérale’ auxquels il tourne le dos. Même le Fonds Monétaire International admet, après avoir mandaté trois de ses économistes pour étudier la question, l’existence du néolibéralisme:
http://www.imf.org/external/pubs/ft/fandd/2016/06/pdf/ostry.pdf
Nous renvoyons aux ouvrages de la bibliographie sur les fondements et l’usage du mot néolibéralisme. Nous reviendrons longuement sur les batailles sémantiques au sujet du vol du mot “autonomie” par le néolibéralisme. Philip Mirowski est l’un des spécialistes de cette question, dont on peut lire par exemple :
http://cms.ineteconomics.org/uploads/papers/WP23-Mirowski.pdf
Nous conseillons également l’entrée “liberalism” du dictionnaire de Stanford,
https://plato.stanford.edu/entries/liberalism/
l’article Les paradigmes du « Néolibéralisme » de Serge Audier:
https://www.cairn.info/revue-cahiers-philosophiques-2013-2-page-21.htm
ainsi que l’article Du libéralisme au néolibéralisme de Gilles Dostaler
https://www.scienceshumaines.com/du-liberalisme-au-neoliberalisme_fr_23367.html
Deux articles de vulgarisation parus dans le Guardian:
Neoliberalism – the ideology at the root of all our problems
https://www.theguardian.com/books/2016/apr/15/neoliberalism-ideology-problem-george-monbiot
Neoliberalism: the idea that swallowed the world
https://www.theguardian.com/news/2017/aug/18/neoliberalism-the-idea-that-changed-the-world

[4] Nous entendons prendre en compte la liste des échecs essuyés depuis 30 ans par toutes les formes d’intervention dans l’espace public : pétitions, tribunes, plateformes de microblogage (Tumblr, Twitter, etc), manifestations de type sono-ballon-saucisses, co-gestion des universités, happenings destinés à attirer la sympathie médiatique (lancers de chaussures, lancers d’avions en papier, murs de CV de précaires, ascensions sportives, rondes des obstinés), engagement partisan, etc.

[5] Le second acte de naissance du néolibéralisme est sans doute l’accession de M. Volcker à la présidence de la US Federal Reserve en août 1979: par une politique monétariste brutale, il met fin à l’inflation, provoque l’augmentation des taux d’intérêt réels et installe ainsi l’accroissement structurel des revenus de la rente. 1979 est également l’année où Foucault a fait du néolibéralisme l'objet principal de ses cours au Collège de France. Mme.Thatcher accède au pouvoir en mai 1979 et M.Reagan en janvier 1981. En France, la suppression en 1982 de l’échelle mobile des salaires constitue un tournant symbolique. Il serait tentant, pour souligner l’émergence de subjectivités néolibérales, de faire remonter le point de transition vers son hégémonie à la date d’une dystopie prédictive: 1984.

[6] Alexandre Moatti, “La figure de Saint-Simon dans les discours technocratiques français”
https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01306320

[7] Nous reviendrons dans le deuxième volet sur la rhétorique du néomanagement qui, en même temps, exalte dans son travail de dépossession la “synergie”, la “co-production”, etc.

[8] Michel Feher, Retour vers le futur proche
https://www.cairn.info/revue-vacarme-2010-2-page-78.htm
Entretiens filmés de Michel Feher
http://www.laparisienneliberee.com/entretien-michel-feher/

[9] “Université” est ici utilisé au singulier et avec une majuscule comme institution collective chargée de produire, transmettre, conserver et critiquer les savoirs. Le terme comprend la recherche et ne recouvre pas un type particulier d’établissement.

[10] On pourra lire cet article reprenant la logique Shadock “Plus ça rate, et plus on a de chances que ça marche.”:
https://www.cairn.info/revue-regards-croises-sur-l-economie-2012-1-page-128.htm

[11] ./RapportAttali.pdf

[12] www.groupejeanpierrevernant.edu.eu.org/RapportCohenAghion.pdf
voir aussi
www.groupejeanpierrevernant.edu.eu.org/SlidesAghion.pdf

[13] On suivra l’évolution du dossier Saclay qui constitue un système modèle en la matière:
https://www.lesechos.fr/politique-societe/societe/030611804435-enseignement-superieur-paris-saclay-au-pied-du-mur-2116937.php
Rappelons à ce sujet le rôle joué par les lobbies, qui trouvèrent en M.Macron un intermédiaire zélé:
./elections.html#LuttePlaces1

[14] Article 22 de la constitution de 1793: “L'instruction est le besoin de tous. La société doit favoriser de tout son pouvoir les progrès de la raison publique, et mettre l'instruction à la portée de tous les citoyens.”

[15] Aux Etats-Unis, la dette étudiante est principalement contractée auprès de l’Etat fédéral, ce qui facilite le mécanisme de pompage des richesses. Pour comprendre la répartition de la dette étudiante, on se reportera aux travaux de Constantine Yannelis, par exemple:
https://www.earnest.com/blog/student-loan-debt-and-for-profit-schools/
Céline Mistretta-Belna, “L’accroissement de la dette étudiante aux États-Unis, source de fragilité économique ?”, Bulletin de la Banque de France N° 197, 3e trimestre 2014.
https://publications.banque-france.fr/sites/default/files/medias/documents/bulletin-de-la-banque-de-france_197_2014-t3.pdf
Yann Bisiou “1 000 milliards de Dollars : la dette des étudiants américains atteint un nouveau sommet”
http://lesupenmaintenance.blogspot.fr/2014/05/1-000-milliards-de-dollars-la-dette-des.html
Crise de la dette étudiante, la grosse bulle qui monte aux Etats-Unis.
http://www.liberation.fr/planete/2016/09/18/crise-de-la-dette-etudiante-la-grosse-bulle-qui-monte-aux-etats-unis_1501967
Dette étudiante, la bulle qui gonfle au Royaume-Uni.
https://www.lesechos.fr/05/07/2017/lesechos.fr/030429989010_dette-etudiante--la-bulle-qui-gonfle-au-royaume-uni.htm

Je, néant, vide, rien

 

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Si vous avez raté le début.

Définir une stratégie collective pour que l’Université et la recherche sortent du marasme, de la bureaucratisation et de la passivité suppose d’être dotés au préalable d’une représentation correcte du monde [1]. Si l’on se fie à la multiplication des craquements dans le vernis, le modèle de société néolibérale est entré en crise, raison pour laquelle il importe d’analyser cette représentation idéologique et ses effets, en partant de l’exemple français. Répertoriant décalages et béances entre libéralisme et néolibéralisme, nous sommes arrivés à une nouvelle série de questions. D’où provient l’adhésion au néolibéralisme ? Pourquoi a-t-il créé une telle inflation bureaucratique, un tel vide de sens, une telle anomie ?

Je, néant, vide, rien.

Pour prendre la pleine mesure du spectaculaire renversement de perspective opéré par les néolibéraux allemands entre 1935 et 1945 [2], il convient de se figurer le marasme profond dans lequel furent plongés les tenants de l’économie de marché pendant la Grande Dépression des années 1930. La conflictualité très vive depuis le Printemps des peuples de 1848 a alors imposé une représentation du monde fondée sur l’existence de classes sociales antagonistes et en particulier du prolétariat, constitué des travailleurs dépossédés par le salariat du fruit de leur travail. La théorie marxiste a ainsi popularisé l’idée selon laquelle la division du travail et le fétichisme de la marchandise ont conduit à la dégradation de l’être en avoir, à la réification des biens et des personnes – c’est-à-dire à leur transformation en marchandise – et à la généralisation de formes de vies aliénées. Le coup de force théorique des néolibéraux allemands a consisté à repérer dans le nazisme, non ce qui fait sa singularité monstrueuse, mais au contraire ses points de continuité. Ils y reconnaissent tout de ce qui a été auparavant attribué à la société capitaliste libérale : la réduction des individus à une masse uniformisée et en même temps atomisée, réifiée par une communication réduite au jeu des signes et du Spectacle. Ils y voient ensuite une planification étatique qui relie le nazisme à l’interventionnisme du New Deal aux Etats-Unis, à la politique keynésienne du rapport Beveridge en Grande-Bretagne et aux plans quinquennaux soviétiques. Ils y voient, enfin, le point de divergence d’un processus qui conduit toute intervention économique de l’Etat à perturber les mécanismes de régulation interne, engendrant des dérèglements économiques plus grands encore. Ainsi, théorisent-ils, le désir aliéné d’ordre, d’autorité et donc de toujours plus d’Etat en période de crise se couple aux interventions économiques contre nature de l’Etat pour tenter de réguler un marché dont seule la libre concurrence est capable d’assurer l’efficience, et conduit inéluctablement à une croissance sans bornes de tout pouvoir étatique.

Le point de rupture du néolibéralisme avec le libéralisme se situe dans ce rejet d’un gouvernement des savants [3] prétendant organiser l’économie, l’Etat et la société en se fondant sur la rationalité scientifique par extrapolation aux Hommes des lois de la nature [4]. La refondation doctrinale du néolibéralisme procède au contraire du postulat selon lequel le marché non planifié conduit à un ordre spontané, émergent, la “catallaxie”, dont l’efficience provient de l’aptitude unique de la mise en concurrence à mobiliser les fragments d’information dispersés dans le corps social. Ainsi, il suffirait d’en finir avec la raison organisatrice et avec la société pour que tout aille pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Ce fondement panglossien de la théorie néolibérale est ouvertement revendiqué par Friedman : “C’est une idée fausse et qui a causé de grands dommages, de vouloir tester les postulats. Non seulement il n’est pas nécessaire que les hypothèses de base soient réalistes, mais il est avantageux qu’elles ne le soient pas.” [5]

Si les démonstrations formelles des propriétés d’efficience du néolibéralisme sont pour le moins douteuses [6] – hormis peut-être sur sa capacité à creuser les inégalités [7] et à se présenter en recours des crises systémiques qu’il engendre – son efficacité à susciter l’adhésion [8] après le déclin du fordisme est incontestable, qui repose sur une révision complète de la doctrine libérale. Le néolibéralisme intègre et digère la critique marxiste selon laquelle le “travailleur libre” du libéralisme est en réalité privé du choix, des moyens et du produit de son activité, dépossédé de la conduite de sa vie et soustrait à la conscience même de son exploitation. Il se propose donc de déprolétariser la société en transformant les individus en entrepreneurs d’eux-mêmes mis en concurrence. Ce faisant, il déploie dans l'ensemble de la sphère sociale la “rationalité” du marché : l’individu, entrepreneur de lui-même, est invité à se comporter du point de vue de la santé, de l'éducation, de la culture, de la sexualité, comme un calculateur rationnel cherchant à maximiser son profit ou, plus exactement, à se valoriser seul en tant que “capital humain”, de la salle de musculation aux bancs de l’université. Cette extension du domaine du marché est confiée à l’Etat, qui intervient au travers de politiques publiques favorisant l’accès à la propriété, les assurances maladies privées, la retraite par capitalisation ou le chèque éducation [9]. Ainsi, la volonté légitime de s’occuper de soi devient le vecteur de promotion de la responsabilité de l’individu, niant de ce fait tout déterminisme social, tout héritage collectif ; la santé devient calcul de conduite pathogène, la sécurité, calcul de risque criminogène, l’éducation, calcul d’employabilité. Le néolibéralisme procède ainsi d’une gouvernementalité indirecte et difficilement perceptible de ce fait [10], en imposant de façon insidieuse des normes de comportements aux individus dont ceux-ci doivent seuls assumer la responsabilité. Ainsi, du libéralisme au néolibéralisme, se joue la mutation des sociétés disciplinaires en sociétés de contrôle [11]. “Economics are the method; the object is to change the heart and soul”, disait Mme Thatcher. [12]

La stratégie discursive des néolibéraux, amplifiée par les médias de masse (la télévision, puis l’internet), recycle à son profit, en les vidant de leur substance, nombre de concepts du mouvement émancipateur comme “révolution” [13], “autonomie”, “autogouvernement des individus”, “progrès social”, “créativité” ou “innovation”. Elle use en permanence des deux procédés centraux de la novlangue [14] : la substitution au sens propre des mots du sens de leur antonyme et l'oblitération de sens, par interposition d’un terme qui fait obstacle à la compréhension. Ainsi, la suppression de droits sociaux est-elle menée au nom de l’abolition des privilèges, les aristocrates étant opportunément remplacés par les fonctionnaires, les chômeurs, les fainéants ou les étrangers. La neutralisation de la langue, qui vise à euphémiser la violence des rapports sociaux et à nier l’existence même de la société, est l’une des techniques de “consensus building” par gommage des visions différentes du réel. Il en résulte que le consensus néolibéral n’est pas la recherche d’un accord mais, comme l’indique son nom, la fabrication du consentement [15], une représentation unique du monde qui nous promet la paix par effacement des sources de conflits.

Cette entreprise anesthésiante d’évacuation du politique et de la conflictualité repose en grande partie sur le néomanagement (le “lean”), qui a remplacé l’approche gestionnaire des structures tayloriennes centralisées, fondées sur la rationalisation du travail, l’autorité, l’impersonnalité des fonctions spécialisées, l’ordre et, surtout, la hiérarchie. Le néomanagement travaille à la destruction des structures collectives pour parvenir à une individualisation maximale de la relation salariale – objectif renouvelé dans la période récente par le capitalisme de plateforme (ubérisation). Au lieu d’imposer par la force des décisions à des volontés qui s’efforcent collectivement de leur résister, le néomanagement prend appui sur les désirs de chacun pour obtenir un asservissement consenti individuellement. Il repose sur des dispositifs qui dirigent les conduites des individus – les “agents” – de sorte à ce qu’ils intériorisent leur impuissance à avoir prise sur leur vie et deviennent prisonniers de leurs propres désirs ; il n’agit pas sur les corps, mais sur la puissance d’agir des individus. Il érige la concurrence en norme de comportement par la généralisation du projet (“call for proposals”), de l’évaluation (“benchmarking”) et du classement (“ranking”) [16]. Il institue un ordre paradoxal qui exige des “agents” qu’ils soient responsables [17], indépendants, innovants, adaptables, résilients et flexibles – les “valeurs agiles” – en créant les conditions d’une soumission au contrôle généralisé par incorporations de normes, de règles, de procédures, de formalités, de certifications et d’indicateurs de performance, qui constituent la “gouvernance”. Par ces opérations d’abstraction et de catégorisation, l’individu, “porteur de projet”, se soumet aux critères d’accréditation édictés par d’autres – les pourvoyeurs de financement et leur relais au sein de la classe moyenne supérieure, néomanagers et Experts [18]. En procédant à une division fonctionnelle de la société en décideurs, en contremaîtres (les managers) et en exécutants, le néolibéralisme produit bureaucratie et bureaucrates à flux tendu, dans des proportions jamais atteintes jusque là, alors même qu’il prétendait à l’exclusivité de l’Etat en la matière [19]. En produisant une fiction de la réalité fondée sur l’oxymore, le néomanagement redouble le sentiment d’infantilisation, de sidération, de dépossession et de perte de sens qu’il prétendait juguler.

Tocqueville avait raison : l’atomisation sociale ne conduit pas à la réalisation de soi, à la construction d’individualités qui font leur propre histoire, mais au triomphe du narcissisme, de la solitude, de l’apathie politique [20], du conformisme et de l’insignifiance [21]. A l’opposé de l’idéal démocratique visant à constituer une société réflexive faisant constamment appel à l’activité lucide et éclairée de tous les citoyens pour se réimaginer sans cesse, la société néolibérale, constituée d’individus avides et frustrés, repliés dans leur sphère privée [22] et y accumulant de la camelote, est dans l’incapacité de créer de nouvelles significations sociales et de se mettre en question elle-même. Le néolibéralisme a produit une société frappée d’anomie, qui se désintéresse de son sort en tant que société, mais qui s’est payé le luxe de théoriser son vide de sens et son incapacité à mettre en question la situation elle-même avec ce “complément solennel de justification” qu’est le postmodernisme.

La désagrégation du système éducatif français [23] depuis la fin de l’ère fordiste semble procéder, si l’on en croit les termes du débat public, d’un état de “crise” permanent [24]: crise des contenus, crise structurelle, crise des programmes, crise des méthodes pédagogiques, crise de la “réussite” [25], crise de l’identité nationale et de son récit, crise budgétaire, crise des vocations, crise de l’“autorité du maître”, etc. Le constat le plus évident du changement qui va s’intensifiant avec le néolibéralisme est ainsi passé sous silence: l’éducation n’est plus investie comme éducation ni par les éducateurs, ni par les parents, démissionnaires, ni par les élèves. Le service de la collectivité, la transmission du savoir, l’amour de la belle ouvrage, la conscience professionnelle ou la vocation d’enseignant, qui étaient des valeurs consacrées, sont devenus les oripeaux dérisoires de l’ancien monde — dont il n’est pas question ici d’avoir une quelconque nostalgie. Comment les enfants pourraient-ils intégrer l’injonction nouvelle à voir dans l’école un investissement dans un “capital de compétences” rentabilisé par sa fructification (hasardeuse) à venir? Par quel miracle l’Université aurait-elle échappé à un mouvement socio-historique d’épuisement et de dévitalisation qui prive les individus des repères, des valeurs et des motivations qui permettent aux individus de faire fonctionner la société et de s’y aménager des formes de vie vivables?

Si le “consensus building” est la réduction du politique à la gestion, c’est à dire à la police, il ne faut pas l’entendre comme un remplacement du conflit et de la violence par la discussion pacifique et l’accord raisonnable. Du reste, qui peut imaginer que la mise en concurrence généralisée, le salariat précaire, le rétrécissement des droits sociaux, la prédation des richesses, la baisse des dépenses publiques et le chômage de masse se fassent sans heurt. Le contrôle social propre au néolibéralisme se redouble donc d’une surveillance punitive des allocataires d’aides, d’un quadrillage policier des quartiers populaires, d’un gonflement continu de la population carcérale [26] et d’une répression accrue des mouvements sociaux. Ainsi, le revers du consensus est une dégradation des libertés publiques – libertés partielles arrachées par des luttes séculaires et constitutives du libéralisme politique –, et une transformation graduelle de l’Etat de droit en exception permanente. Evoquant la dictature du général Pinochet [27], Hayek eut cette formule lapidaire : « Personnellement, je préfère un dictateur libéral plutôt qu’un gouvernement démocratique manquant de libéralisme » [28]. De fait, le néolibéralisme ne consent à la liberté qu’au prix d’une redéfinition négative [29] de ce concept comme liberté de choix – avec sa contrepartie de responsabilité individuelle vis-à-vis des conséquences de ce choix – et comme liberté de participer à la mise en concurrence. L’essoufflement du keynésianisme à la fin des Trente Glorieuses, puis l’effondrement du marxisme-léninisme, ont conduit la gauche à investir cette nouvelle subjectivité néolibérale en faisant de la lutte contre les discriminations (anti-racisme, anti-sexisme, anti-validisme) la marque distinctive de la variante “progressiste” du néolibéralisme. Par opposition, M. Pinochet, hier, ou M. Trump aujourd’hui incarnent la possibilité d’une variante conservatrice, voire réactionnaire, du néolibéralisme [30], fondée sur la communion dans la peur [31].

En proposant cette synthèse du néolibéralisme “progressiste”, nous avons voulu mettre en évidence le piège politique qui nous est tendu, et dont nous avons esquissé la première mâchoire. L’autre mâchoire du piège consiste à la déploration infinie de l’Etat providence, appelant à restaurer les compromis du fordisme et développant une nostalgie réactionnaire des hiérarchies qui le sous-tendaient. De fait, le néolibéralisme “progressiste” alimente par son anomie même [32] la tentation d’un retour à une société hétéronome, dont les significations imaginaires, les représentations du monde, les normes et les lois sont instituées de manière figée et transcendante — en référence à Dieu, à la Nation Française, à la Nature Humaine, etc. Réactiver par la praxis la voie émancipatrice éteinte depuis plus de trente ans suppose d’avoir pleinement conscience de ce que néolibéralisme et réaction fonctionnent de manière résonante, s’alimentant l’un l’autre.

[1] Les propositions stratégiques auxquelles nous allons parvenir dans le quatrième volet de ce texte nécessitent une analyse actualisée de la situation et de la bouillie idéologique dans laquelle nous baignons. Nous n’entendons pas tenter une nouvelle fois de lancer une mobilisation pour préserver un modèle à bout de souffle, mais rechercher les moyens collectifs d’une refondation de l’Université conforme aux aspirations émancipatrices. Si nous en passons par une théorie descriptive, nous entendons dans le même temps “libérer l’action politique de toute forme de paranoïa unitaire et totalisante”, pour reprendre les mots de Michel Foucault dans sa préface à l'Antiœdipe

[2] Par soucis de simplicité, nous avons qualifié les ordolibéraux allemands de néolibéraux. Leur défiance vis-à-vis du scientisme, de la verticalité du pouvoir et de “l'état d'esprit mécanique-quantitatif” est un héritage des catholiques sociaux, soucieux de construire une société organique fondée sur le principe de subsidiarité.
Il est utile de préciser quelques repères à l’occasion de cette note. Plus de trente ans séparent l’élaboration des concepts néolibéraux de l’ère hégémonique libérale: le colloque Lippman, fondateur, s’est tenu à Paris en 1938 et la Société du Mont Pèlerin, qui a joué le rôle de Think Tank du néolibéralisme, a été créée en 1947; l’accession de M. Volcker à la présidence de la US Federal Reserve et l’accession au pouvoir de Mme Thatcher datent de 1979. Comme les autres philosophies politiques, le néolibéralisme provient d’une constellation de théoriciens et non d’une source unique: l’école de Fribourg (ordolibéraux), avec notamment Eucken, Röpke et Rüstow, l’école de Vienne, avec notamment Hayek et von Mises, l’école de Chicago, avec notamment Friedman et Stigler. Les polytechniciens du Redressement français (Detœuf, Marlio et Mercier) ont fait figure d’école de Paris au colloque Lippman.

[3] La mise en crise des pôles d’exaltation du capital culturel que sont Polytechnique (l’X) et l’ENS (ULM), et la prise du pouvoir par les élites technocratiques formées à l’ENA et HEC, scolairement dominées, mais socialement et économiquement dominantes, sont symptomatiques de la mutation du libéralisme au néolibéralisme. Voir à ce sujet le premier volet de cette synthèse.

[4] A propos de l’utopie comtienne d’un gouvernement des savants, cet ”éternel saint-simonisme”, Wilhelm Röpke, dans Civitas Humana, a cette réflexion citée par Michel Foucault : “Le succès de cette école [saint-simonienne] provenait du fait suivant : on tirait du scientisme les dernières conséquences pour la vie sociale et pour la politique et l'on parvenait ainsi au but inévitable en cette voie : au collectivisme, qui transporte, dans la pratique économique et politique, l'élimination scientiste de l'homme. Sa gloire fort contestable, c'est d'avoir créé le modèle d'une conception du monde et de la société que l'on pourrait appeler l'éternel saint-simonisme : l'état d'esprit mécanique-quantitatif même de l'hybris scientifique et de la mentalité des ingénieurs, état d'esprit de ceux qui unissent le culte du colossal à leur besoin de se faire valoir, qui construisent et organisent l'économie, l'Etat et la société, suivant des lois prétendument scientifiques avec le compas et la règle et qui, se faisant, se réservent à eux-même les premières places au bureau.”
Sur ce sujet, on pourra lire :
Friedrich Hayek, The Road to Serfdom, 1944
Friedrich Hayek, The Counter-Revolution of Science: Studies on the Abuse of Reason, 1952

[5] Milton Friedman, Essays in Positive Economics, 1953

[6] Le résultat le plus important dans cette voie est la démonstration par Kenneth Arrow et Gérard Debreu de l’existence de prix d’équilibre dans le modèle de concurrence parfaite, constituant un optimum de Pareto pour l’allocation des ressources : aucune alternative ne conduit l’ensemble des agents à une meilleure position. Les hypothèses de ce modèle avaient été réfutée par les économistes “mainstream” dès les années 1930, montrant que l’idée selon laquelle le marché garantit l’allocation des ressources la plus équitable possible est une ineptie obscurantiste. Notons aussi qu’à la différence des biens et services marchands, les actifs boursiers sont d’autant plus demandés que leur prix augmente, ce qui conduit à une instabilité structurelle des marchés financiers. Sur ce sujet, on pourra lire : Bernard Guerrien, Le rôle des mathématiques en économie

[7] Voir le World Inequality Report 2018 qui rappelle utilement qu’“en France, le budget par étudiant de l’enseignement supérieur a diminué de 10 % en dix ans, malgré tous les discours sur l’économie de la connaissance” et ce, alors que 20% des étudiants vivent aujourd’hui sous le seuil de pauvreté:
http://www.lemonde.fr/economie/article/2017/12/15/la-hausse-des-inegalites-n-est-pas-une-fatalite
Voir également: Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, éditions du Seuil, 2013.

[8] “Il y a une réponse qu’il faut éliminer définitivement de nos esprits, et qui caractérise toute la vieille mentalité de gauche : l’idée que le système établi ne tiendrait que par la répression et la manipulation des gens, en un sens extérieur et superficiel du terme manipulation. [...] Nous devons comprendre une vérité élémentaire qui paraîtra très désagréable à certains : le système tient parce qu’il réussit à créer l’adhésion des gens à ce qui est. Il réussit à créer, tant bien que mal, pour la majorité des gens et pendant la grande majorité des moments de leur vie, leur adhésion au mode de vie effectif, institué, concret de cette société. C’est de cette constatation fondamentale que l’on doit partir, si l’on veut avoir une activité qui ne soit pas futile et vaine.”
Cornelius Castoriadis, De l’écologie à l’autonomie, conférence à Louvain-la-neuve, le 27 février 1980.

[9] Nous reviendrons en détail sur la théorie du capital humain et sur le principe du chèque éducation dans le troisième volet de ce billet, consacré à l’Université.

[10] A propos du déni, à gauche, de l’existence même d’une idéologie néolibérale, lire le texte de Philip Mirowski, « Hell is Truth Seen Too Late » , dans Zilsel n°3, janvier 2018.

[11] Le concept de société de contrôle a été esquissé lors de la conférence de Deleuze à la Femis, Qu'est-ce que l'acte de création ?
ainsi que dans le texte intitulé Post-scriptum sur les sociétés de contrôle.

[13] Le mot “révolution” est ainsi utilisé périodiquement dans la propagande délivrée par la télévision d’Etat: http://www.telerama.fr/television/linterview-de-macron-par-delahousse

[14] On peut proposer une catégorisation grossière des effets de novlangue utilisés par la “communication”, entendue comme transmission de mots d’ordre : - le mot trompeur appelé aussi, de manière impropre, mot-valise, qui signifie le contraire de ce qu’il exprime dans la langue commune ; - le mot-écran, qui fait obstacle à l’expression d’une contradiction ; - le mot subliminal, qui produit un effet de répulsion ou d’approbation sur l’interlocuteur ; - le mot marqueur, qui traduit l’appartenance du locuteur à la classe dominante ; - le mot tabou, qui correspond à un concept que l’idéologie dominante s’efforce d’effacer ; - le mot sidérant, qui vise à disqualifier l’adversaire. La forme spécifique de novlangue introduite par le néomanagement est connue sous le nom de “bullshit”. On pourra lire, sur ce sujet : Alain Bihr, La novlangue néolibérale, 2007.
Corinne Grenouillet, Catherine Vuillermot-Febvet (dir.), La langue du management et de l'économie à l'ère néolibérale. Formes sociales et littéraires, Strasbourg, PU de Strasbourg, coll. « Formes et savoirs », 2015, 294 p., ISBN : 9782868205261.

[15] Walter Lippmann a théorisé dans son livre Public Opinion (1922) la nécessité d’un contrôle consciencieux de l'opinion publique en démocratie sous le nom « manufacture of consent ». Pour une théorie critique du concept, on pourra lire:
Noam Chomsky et Edward Herman, La fabrication du consentement : De la propagande médiatique en démocratie, (1988), Agone, 2008.

[16] Luc Boltanski et Eve Chiapello. Le nouvel esprit du capitalisme, Coll. NRF Essais, Gallimard, 1999.

[17] Voir à ce sujet ce dossier intitulé Néolibéralisme et responsabilité

[18] Dans le troisième volet de cette synthèse, qui porte sur la vision de l’Université et de la recherche portée par le néolibéralisme, nous reviendrons sur le remplacement de la figure du Savant – qui produit un travail savant, dans la durée, soumis à l’examen critique de ses pairs – par celle de l’Expert – qui évalue la conformité aux normes néolibérales, qui accrédite et qui sélectionne des projets qui méritent financement.

[19] Max Weber, Économie et société, tome 1 : Les catégories de la sociologie, 1921.
Claude Lefort, « XII. Qu’est-ce que la bureaucratie ? », in Elements d’une critique de la bureaucratie, Librairie Droz, 1971.
Cornelius Castoriadis, La Société bureaucratique. ÉCRITS POLITIQUES 1945-1997, Edition du Sandre, ISBN 978-2-35821-103-1.
David Graeber, Bureaucratie. L'utopie des règles, Paris, Les Liens qui libèrent, 2015, 304 p., traduit de l'anglais par Françoise Chemla, ISBN : 979-10-209-0291-7.
Béatrice Hibou (2012) La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale. Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres », ISBN : 978-2-7071-7439-0.

[20] La dépossession des citoyens de leur rôle politique a conduit en France à la prise du pouvoir par la haute fonction publique (les “technos”), et en particulier par le corps des inspecteurs des finances (ENA/IGF). Se concrétise ainsi la formation d’une société bureaucratique, définie par Castoriadis comme la fusion de la classe dominante, de son parti et de l’État. On trouvera des éléments factuels sur ce blog tenu par A.Moatti: https://zelites.wordpress.com/
Sur les violations de la séparation des pouvoirs, on pourra lire cette entrevue accordée par Patrick Weil:
http://www.slate.fr/story/148788/trump-macron-etrangers

[21] On pourra lire, de Cornelius Castoriadis, La Montée de l'insignifiance, Les carrefours du labyrinthe 4 (2007).

[22] Ce dont la vie privée est privée, c’est tout bonnement de vie. En témoigne la consommation massive d’anxiolytiques, d’antidépresseurs, de somnifères.

[23] L’analyse se réfère ici —et de façon privilégiée dans le billet— à la France. Cependant, des processus semblables opèrent, avec des spécificités locales, dans l’ensemble des pays unifiés par la mondialisation des échanges de marchandises et de capitaux, à commencer par les Etats Unis d’Amérique.

[24] La mise en “crise” compte parmi les méthodes les plus usitées de fabrication du consentement.
Romuald Bodin et Sophie Orange. L’université n’est pas en crise. Les transformations de l’enseignement supérieur : enjeux et idées reçues, Éd. du Croquant, 2013, 213 p.

[25] L’omniprésente expression “réussite étudiante”, en plus d’insister sur la diplomation plutôt que sur l’acquisition de savoirs, fonctionne comme un rappel de l’unique type anthropologique créé par le néolibéralisme: la figure du “gagnant”.

[26] Bernard E. Harcourt, The Illusion of Free Markets: Punishment and the Myth of Natural Order, Harvard University Press, 2012, 336 p.
Recension

[28] Entretien accordé par Hayek au quotidien chilien El Mercurio, 12 avril 1981. Pour bien comprendre cette assertion, on peut se référer à cette autre tirade d’Hayek : “Le libéralisme et la démocratie, même s’ils sont compatibles, ne sont pas une seule et même chose... il est possible, au moins en principe, qu’un gouvernement démocratique devienne totalitaire et qu’un gouvernement autoritaire mette en place des politiques favorables au libéralisme... Un État qui exige des pouvoirs illimités à la majorité devient de ce fait antilibéral.”

[29] Isaiah Berlin, Deux concepts de liberté, 1958.

[30] Par delà l’évidente différence de façade, M. Trump et M. Macron présentent nombre de similitudes: leur narcissisme, leur violation de la séparation des pouvoirs, leur politique fiscale et leur traitement répressif des immigrants.
Thomas Piketty, Trump, Macron : même combat.
Thomas Piketty, Reagan puissance dix
Emmanuel Macron et Donald Trump en leur miroir

[31] Les gouvernants de l’ère néolibérale doivent simultanément attirer les investisseurs et ne pas déplaire à leurs électeurs, ce qui les conduit à emprunter sur les marchés. Pour obtenir la confiance des détenteurs de la dette et des investisseurs, ils mènent des politiques publiques supprimant graduellement les droits sociaux constituant une forme de sécurité (retraite, éducation libre et gratuite, système de santé, salaire socialisé, etc). Les gouvernants entendent alors satisfaire le besoin de "sécurité" de leurs électeurs par des discours et des politiques identitaires et xénophobes. Ce mécanisme explique la permanence de ce motif de M. Sarkozy à M. Collomb, en passant par M. Valls.
On pourra lire à ce sujet:
Cette France là (coll.) Xénophobie d'en haut, 2009, La découverte.

[32] On peut défendre l’idée selon laquelle le néolibéralisme procède malgré tout d’une hétéronomie fondée sur la religion du marché.

L’Université néolibérale et la théorie du capital humain

 

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“L'essentiel est sans cesse menacé par l'insignifiant. Cycle bas.”

René Char

Le succès du néolibéralisme a reposé sur un aller-retour constant entre théorisation et transformation réelle de la société – sur une praxis, donc. Comprendre la logique des réformes qui affectent l’Université et la recherche, mais aussi l’Ecole dans son ensemble, suppose de ne pas s’arrêter à leur présentation segmentée, technicisée, abstraite et, surtout, polluée par les éléments de langage indigents de la communication politique. Il convient d’en restituer la cohérence en partant des théories formulées au sein même de l’école de pensée néolibérale : théorie du capital humain [1] [2] [3] [4] et théorie de l’économie de la connaissance.

Le capital humain désigne, de prime abord, le portefeuille de compétences dont un individu (un “agent économique”) fait l’acquisition au cours de sa formation, de sorte à en tirer ultérieurement un revenu. La notion de “compétences” a été si bien diffusée dans l’institution scolaire [5] que cette définition semble analytique alors qu’elle est d’ordre programmatique. Pour naturaliser les inégalités sociales et détruire les structures collectives, les individus doivent porter l’entière responsabilité de leur destin. Il faut donc les convaincre que les différences de revenus sont pleinement justifiées par des caractéristiques quantifiables et objectivables des “agents”: les compétences.

Dans le contexte scolaire, les compétences ont d’abord été importées du néomanagement comme exaltation du savoir-faire, supposée revaloriser les élèves des classes populaires. Dans un deuxième temps, vint la promotion du savoir-être (soft skills), prenant les atours d’une mystique Indie du bien-être et de “l’injonction au bonheur” – confiance, empathie, intelligence émotionnelle, communication, gestion du temps et du stress, audace, motivation, présence, vision. Au-delà de l’évidente dimension de fabrication du consentement, cette Ecole des compétences prétend individualiser [6] la formation des enfants, selon leurs potentialités, en intégrant aux compétences les aptitudes innées et le capital culturel hérité du milieu familial. Digérant au passage la rhétorique émancipatrice, elle déguise sous une apparence chatoyante une brutale dérégulation du système éducatif, par la différenciation des “parcours” [7] et des diplômes, et par la mise en concurrence des individus et des établissements, de sorte à constituer un marché. Promettant d’offrir à chaque enfant l’éducation la plus adaptée à sa personnalité et à ses besoins [8], elle agit en réalité comme amplificateur d’inégalités sociales.

En substituant la valorisation individuelle au bien commun, la théorie du capital humain a créé les outils de promotion d’un marché éducatif. Le postulat consiste à évaluer comparativement les effets bénéfiques indirects de l’éducation pour la société dans son ensemble (réduction de la grande pauvreté, baisse de la criminalité, amélioration de l’état de santé, baisse de la mortalité infantile) et les revenus que chaque individu peut escompter en retour des investissements qu’il consent dans son capital humain. Si la rentabilité privée est supérieure à la rentabilité collective alors l’éducation ne doit pas être financée par de l’argent public [9]. Cette doctrine, promue partout par la Banque mondiale, conduit à poser l’accroissement du financement privé de l’Université – sinon sa privatisation pure et simple – comme une nécessité absolue, l’éducation primaire étant la seule susceptible de remplir les critères étriqués de rentabilité collective d’une société dont l’égoïsme et l’égotisme sont les vertus cardinales. C’est la raison pour laquelle le train de réformes néolibérales de l’Université ne peut s’achever avant la dérégulation des frais d’inscription – l’“autonomie” financière de l’Université [10].

Le concept de capital humain ne saurait pourtant se réduire, ni à une simple marchandisation de l’éducation, ni à la fabrication d’individus aptes à s'incorporer dans la machine économique – dogme dit de l’employabilité. La théorie du capital humain se veut un renouvellement de l’imaginaire social tout entier, évacuant la figure du travailleur libre vendant sa force de travail contre salaire au profit d’un nouveau type anthropologique subjectif : l’entrepreneur de soi-même. Dans cette entreprise d’effacement de la figure du prolétaire, dépossédé par le travail salarié de sa propre existence, c’est le salaire lui-même qui change de nature, devenant simple dividende des investissements précédemment consentis par un “agent” dans son propre capital humain. Le travail disparaît lui aussi pour devenir une forme de fructification du capital. Enfin, la firme comme organisation sociale contraignante est escamotée pour n’être plus qu’un nexus [11] de relations contractuelles. Ce travail théorique de déréalisation et d’individualisation de la condition salariale a trouvé sa plénitude avec le capitalisme de plateforme — l’“ubérisation”.

La théorie du capital humain n’est pas une simple extension de la “rationalité” économique à l’ensemble de la sphère sociale, pas plus que l’“entrepreneur de soi-même” n’est un simple calculateur rationnel cherchant à maximiser son profit [12] . En effet, un décalage s’est opéré entre la phase de théorisation du néolibéralisme, autour de la Seconde Guerre mondiale, et sa phase opératoire depuis le début des années 1980 [13] : dans le temps même où l’entrepreneur devenait le modèle universel, frappant de ringardise les valeurs et les types anthropologiques hérités de l’ère libérale, l’entrepreneuriat a changé de nature. Le libéralisme exaltait la figure de l’entrepreneur schumpétérien [14] capable, pour dégager des profits, d’optimiser l'appareil productif, de créer et pénétrer les marchés, et de concevoir de nouveaux produits grâce à son inventivité technique. La financiarisation de l’économie depuis le tournant des années 1980 a conduit à une mutation d’un capitalisme fondé sur le profit à un capitalisme de crédit. Ce dernier repose sur la capacité de l’entrepreneur à optimiser la réputation de son entreprise afin de convaincre les investisseurs de l'accroissement à venir de la valeur accordée par les marchés aux titres financiers [15][16]. Ainsi, la dérégulation des marchés financiers et l’essor des banques d’investissement et des fonds de placement ont vidé l’innovation de sa substance pour n’être plus que le moyen de susciter une élévation rapide de la valeur actionnariale d’entreprises spéculatives – élévation sans commune mesure avec les profits ou, le plus souvent, les pertes, qu'elles génèrent [17].

Par extension, si le travailleur libre de l’ère libérale était réduit au statut de marchandise sur le marché de l’emploi, le sujet néolibéral est invité à se constituer lui-même, dans son identité subjective la plus profonde [18], comme capital humain [19] en quête continue d’appréciation et de crédit. La condition contemporaine du chercheur illustre ce changement anthropologique : à la substance de la pensée produite, des faits scientifiques établis, du questionnement sur le monde, se substitue progressivement le fétichisme de la valeur relative des revues scientifiques, la quête de citations, l’évaluation quantitative permanente (h-index), l’injonction à la communication (collecte de like et de RT sur les réseaux sociaux), l’usage obsessionnel de novlangue et d’une rhétorique de la promesse (curing cancer, prevent global warming and save the world) faisant miroiter des solutions techniques à des problèmes mal posés, comme des bulles spéculatives du marché de l’appréciation égotique. Le capital humain est ainsi l’autre versant de la mise en concurrence généralisée, en ceci qu’elle nécessite une « titrisation » des individus et de leurs relations, engendrant divorce profond avec le réel et insignifiance intériorisée [20] : le grand projet anomique de privatisation de l’existence n’est porteur que du règne de la duperie et de l’imposture [21].

A la hiérarchie qui caractérisait l’organisation du travail pendant l’ère fordiste, se substitue l’administration des conduites mis en œuvre par le néomanagement, avec son tryptique projet/évaluation/classement et sa rhétorique d’“empowerment” ; s’il y a surcroît de liberté, c’est au prix d’une redéfinition de la liberté elle-même [22], réduite désormais à la liberté de participer (ou non) à la mise en concurrence généralisée [23]. Le sujet néolibéral, en se conformant à la norme subjective de capital humain en quête d’investissement, se soumet au pouvoir de sélection des investisseurs [24][25]. Etant tenu pour responsable de sa vie, il est conduit, pour prospérer ou pour survivre, à aligner ses désirs avec ceux du désir-maître [26] ; et, à la manière des prisons panoptiques, cette forme de contrôle incitatif confère au marché un rôle disciplinaire, d’autant plus efficace qu’il est furtif et parcimonieux en moyens. Le “projet” est la modalité privilégiée d’un contrôle des subjectivités destiné à déposséder les “agents” de leur professionalité et de leur métier. Pour ce faire, le “projet” place les “agents” sur le fil du rasoir [27], dans un état de précarisation subjective fondé sur une double injonction paradoxale [28] à la créativité voire à la disruption, et en même temps à la conformité. Déstabilisés par un dispositif qui les persuade de leur incompétence, les normes et les procédures leur sont tendues comme des bouées de secours, qu’ils s’efforcent d’intérioriser. Les chercheurs connaissent dans leur chair, cette bureaucratie normative [29], faite de “délivrables”, de “jalons”, de “valeur ajoutée”, d’“impact sociétal”, d’“échéanciers”, de quantification de la fraction de chercheur impliqué à exprimer en “homme.mois”, de “coût consolidé”, de construction d’“indicateurs de performance” et de “programmation d’objectifs”.

A ce stade, il nous faut opérer un retour en arrière et nous rappeler cette rupture majeure du néolibéralisme avec le libéralisme, que constitue le rejet de l’utopie comtienne d’un gouvernement des savants prétendant fonder la légitimité des choix politiques sur la rationalité scientifique – l’hydre à abattre de l’“éternel saint-simonisme” [30]. Mais alors, qui sont les “décideurs” de la catallaxie, cet ordre spontané supérieur à toute rationalité individuelle supposé émerger du marché, c’est-à-dire de la mise en concurrence ? Qui édicte les règles, les normes et les procédures constituant la “gouvernance”, supposée remplacer la hiérarchie par une forme d’organisation réticulaire, disséminée et coopérative ? A l’évidence, ce sont toujours les managers (patronat, personnel politique, direction des ressources humaines, dirigeants d’institutions publiques, hauts fonctionnaires, etc) qui les imposent hiérarchiquement aux “agents”. Le décalage réside donc plutôt dans le fait que les managers eux-mêmes sont disciplinés par un contrôle actionnarial qui repose sur l’évaluation comparative (benchmarking ) et les normes de bonne gouvernance (best practices) [31]. Ainsi, pour conserver la confiance des détenteurs de capital, les équipes managériales doivent témoigner de leurs “performances” [32], ce qui suppose de se conformer aux règles gestionnaires établies sur le marché concurrentiel des formes d’organisation, le profit des investisseurs étant le seul objectif et le seul critère d’appréciation. Telle est, in fine, la dépossession en cascade induite par la “gouvernance” néolibérale : la soumission à un gouvernement managérial lui-même subordonné à un contrôle actionnarial.

Si le contrôle social suppose des mécanismes de réputation largement distribués, chacun jouant tantôt le rôle d’évaluateur et tantôt celui d’évalué, il faut s’arrêter sur le rôle joué par les Experts dans le processus d’appréciation des projets et des capitaux humains. L’Expert de l’ère néolibérale n’est pas le Savant de l’ère libérale. L’Expert ne produit du reste pas de travail savant [33] : il accorde du crédit et il sélectionne, conformément à un système de normes et de règles. Tandis que le Savant entreprend de dire la vérité sur le monde, de manière désintéressée, l’Expert certifie, il labellise le conforme. Le travail d’expertise évacue ainsi le politique au profit d’un ordre gestionnaire où seules sont proposées des solutions prétendûment pratiques à des problèmes que la rhétorique néolibérale réduit à des considérations purement techniques (solutionnisme), naturellement en conformité avec la logique de marché [34]. La rationalité gestionnaire et technique de l’Expert procède ainsi d'une rationalité instrumentale [35] qui ordonne les objectifs et les moyens les mieux adaptés à des buts poursuivis dont il ne décide pas. Quand le Savant ambitionnait d’éclairer le monde, l’Expert participe d’un ordre normatif qui plie le réel à ses énoncés, plutôt que de faire coïncider ses énoncés au réel [36].

Cette nouvelle division du travail renouvelle profondément l’organisation bureaucratique, telle qu’elle avait été définie comme forme accomplie de la domination légale et rationnelle par Weber [37] et comme séparation entre dirigeants et exécutants, par Castoriadis [38]. À l’ère néolibérale, la décision disparaît au profit d’une gestion prétendûment dépolitisée et abstraite, étendue à toutes les sphères de la société par un système de normes, de règles, de codifications et de procédures (évaluation, audit, reporting, certification, contrôle qualité, normalisation, labellisation…) issues du monde du marché et de l’entreprise. Ces dispositifs normatifs fondent leur efficacité sur leur caractère diffus et flottant, autorisant l’expression des subjectivités, et sur la nécessité pour chacun de les intérioriser et de les relayer afin de s’y adapter. Cette bureaucratisation normative – la gouvernance – ne procède plus d’une interaction hiérarchique, mais d’une interaction de champ moyen [39] avec son “environnement” qui lui confère sa qualité première, la médiocrité – du latin mediocritas qui désigne le juste milieu et l’insignifiance –, et inhibe toute possibilité de renouvellement des imaginaires ou des idées, des normes ou des institutions sociales.

[1] T.W. Schultz « Investment in human capital ». American Economic Review, n°51, pp.1-17, 1961.

[2] G. Becker Human capital. National Bureau of Economic Research, 1975.

[3] Le capital humain en gestion des ressources humaines : éclairages sur le succès d’un concept, par A. Guillard et J. Roussel
https://www.cairn.info/revue-management-et-avenir-2010-1-page-160.htm

[4] Le capital humain, d’une conception substantielle à un modèle représentationnel, par E. Poulain.
https://www.cairn.info/revue-economique-2001-1-p-91.htm

[5] Nous proposons ci-dessous une bibliographie sur la notion de compétences et son usage dans le cadre scolaire.
Philosophie de l’éducation : les compétences en question, numéro spécial de Rue Descartes
https://www.cairn.info/revue-rue-descartes-2012-1.htm

S'apprécier, ou les aspirations du capital humain, par Michel Feher
https://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2007-4-page-11.htm

L'approche par compétences en éducation : un amalgame paradigmatique, par Gérald Boutin
https://www.cairn.info/revue-connexions-2004-1-page-25.htm

La mesure de l’école : politique des standards et management par la qualité, par Romuald Normand
https://journals.openedition.org/cres/1911

La nouvelle école capitaliste, par Pierre Clément, Guy Dreux, Christian Laval et Francis Vergne
https://www.cairn.info/la-nouvelle-ecole-capitaliste--9782707169488.htm

Entretien avec Christian Laval à propos du livre précédent
https://www.cairn.info/revue-rue-descartes-2012-1-page-88.htm

En Europe, les compétences contre le savoir, par Nico Hirtt
https://www.monde-diplomatique.fr/2010/10/HIRTT/19756

Archéologie des logiques de compétences, par Laurence Coutrot
https://www.cairn.info/revue-l-annee-sociologique-2005-1-page-197.htm

La gestion des compétences : quelle individualisation de la relation salariale ? Sylvie Monchatre, Laurence Baraldi, Christine Durieux
https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01679394/document

La dynamique des compétences, point aveugle des techniques managériales par Anne Dietrich
http://www.persee.fr/doc/forem_0759-6340_1999_num_67_1_2359

Pour aller plus loin sur la notion de compétences (Competice/Eduscol)
http://eduscol.education.fr/bd/competice/superieur/competice/boite/pdf/t1.pdf

Les compétences clés dans un monde en mutation. Rapport de commission du parlement européen.
http://www.rncp.cncp.gouv.fr/grand-public/telechargerDocument?doc=19637

[6] L’Ecole est ainsi soumise à une succession ininterrompue de phénomènes de mode tenant souvent de la simple imposture, et reconnaissables à ce point commun: ceux qui imposent médiatiquement leurs vues sur le métier d’enseignant sont systématiquement de ceux qui ne le pratiquent pas.

L’échec annoncé des Moocs:
https://theconversation.com/mooc-la-revolution-na-pas-eu-lieu-103282

Neurosciences et éducation:
https://f-origin.hypotheses.org/wp-content/blogs.dir/1857/files/2014/04/86-septembre-2013.pdf

Les dessous de la société apprenante:
https://zilsel.hypotheses.org/3339

[7] Du parcours individualisé d’Ikea au “parcours herbeux” sur lequel le Poulet de Loué est élevé, du “parcours résidentiel” destiné à assujettir les jeunes adultes au crédit, au “parcours de soin coordonné”, la rhétorique du “parcours” — toujours “individualisé” — repose sur la liberté sans moyens du conformisme post-moderne.

[8] Sur l’économie comportementale, on pourra lire ce billet de blog:
https://blog.mondediplo.net/2017-10-13-Le-Nobel-l-economie-et-les-neurosciences

[9] Collectif ACIDES, Arrêtons les frais ! Pour un enseignement supérieur gratuit et émancipateur. Raisons d'agir, 2015.

[10] Rapport de la cour des Comptes 2018 Les droits d’inscription dans l’enseignement supérieur.
Les droits d’inscription dans l’enseignement supérieur.

Note de M.Gary-Bobo pour la campagne présidentielle de M.Macron
http://groupejeanpierrevernant.info/Note_EM_GaryBobo2016.pdf

Rapport Aghion-Cohen
www.groupejeanpierrevernant.edu.eu.org/RapportCohenAghion.pdf

voir aussi
www.groupejeanpierrevernant.edu.eu.org/SlidesAghion.pdf

Rapport Attali-Macron
./RapportAttali.pdf

[11] Un nexus est, par définition, un lieu d'interconnexions multiples. En droit romain, le nexum était un droit sur le corps exercé par un créancier sur un débiteur — le nexus.

[12] On pourra lire cette tribune stupéfiante de M.Tirole, qui semble découvrir ce décalage opéré par le néolibéralisme: « L’homo economicus a vécu »
https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/10/05/jean-tirole-l-homo-economicus-a-vecu_5365278_3232.html

[13] Grégoire Chamayou, La société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire. La Fabrique, 2018.

[15] Michel Feher, Le temps des investis. Essai sur la nouvelle question sociale. La Découverte, 2017.

[16] La crise de 2007-2008 a mis en lumière le principe du capitalisme de crédit, qui suppose le gonflement et l’éclatement de bulles spéculatives permettant aux Etats de dédommager les pourvoyeurs de crédit et de collectiviser les pertes.

[17] Actant, en tête de pont des lobbies, la démolition du grand projet de Saclay, M. Macron eut cette vision d’un lieu susceptible de “faire éclore une licorne dans quelques années”. Une licorne, est une start-up déficitaire fonctionnant sur l'économie de la promesse, dont la valorisation dépasse le milliard de dollars.
Quelques articles d'actualité sur ce sujet:
https://www.lemonde.fr/campus/article/2017/10/25/emmanuel-macron-met-fin-au-projet-de-pole-universitaire-et-scientifique-unique-a-saclay_5205975_4401467.html

https://business.lesechos.fr/entrepreneurs/aides-reseaux/hec-l-ecole-42-et-paris-saclay-lancent-un-programme-d-entrepreneuriat-digital-205959.php

https://business.lesechos.fr/entrepreneurs/aides-reseaux/hec-l-ecole-42-et-paris-saclay-lancent-un-programme-d-entrepreneuriat-digital-205959.php

[18] On possède un savoir mais on est compétent.

[19] En ce sens, l’agent néolibéral n’est plus le “propriétaire de lui-même” théorisé par Locke au 17ème Siècle.

[20] On pourrait reformuler la célèbre loi de Goodhart de la manière suivante: toute évaluation se mue en objectif, perdant sa qualité première de mesure. Ainsi, la “réussite” a supplanté le savoir comme objet central de l’Université. Toute évaluation produit ainsi une séparation par transfert d'intérêt de la chose évaluée, du savoir certifié, vers le désir du certificat.

[21] Roland Gori La Fabrique des imposteurs (Editions Des Liens qui libèrent)

[22] Il y a là un nouveau décalage avec la liberté négative, telle qu’elle a été définie par Isaiah Berlin, comme liberté naturelle qui ne connaît comme limite que la liberté d’autrui.
https://plato.stanford.edu/entries/liberty-positive-negative/

[23] Ce décalage a si profondément pénétré la société qu’il a modelé jusqu’aux mouvements contestataires. Ainsi, la lutte contre les discriminations faussant la mise en concurrence a pris une place centrale pendant l’éclipse du mouvement émancipateur qui dure depuis la fin des années 1970.
On pourra lire la transcription du débat sur Michel Foucault entre Gary Becker, François Ewald et Bernard Harcourt à l’université de Chicago en mai 2012:
https://journals.openedition.org/socio/702

On pourra lire , surtout, ce livre du grand théoricien du capital humain, Gary Becker:
The Economics of Discrimination (1957).
Pour un aperçu, on peut lire:
http://review.chicagobooth.edu/magazine/winter-2014/how-gary-becker-saw-the-scourge-of-discrimination

[24] S'apprécier, ou les aspirations du capital humain.
https://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2007-4-page-11.htm

[25] Du management de soi à l'investissement sur soi. Remarques sur la subjectivité post-néo-libérale, par Luca Paltrinieri et Massimiliano Nicoli
https://journals.openedition.org/teth/929?lang=fr

[26] “Car génériquement parlant, la mobilisation est affaire de colinéarité : il s'agit d'aligner le désir des enrôlés sur le désir-maître.”
Frédéric Lordon. Capitalisme, désir et servitude: Marx et Spinoza. La Fabrique, 2010.

[27] Danièle Linhardt. La Comédie humaine du travail. De la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale. Eres, 2015.

[28] Vincent de Gaulejac, Fabienne Hanique Le Capitalisme paradoxant, Un système qui rend fou. Seuil, 2015.

[29] B. Hibou La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale. Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres », ISBN : 978-2-7071-7439-0, 2012.

[30] Voir à ce sujet le deuxième billet de cette série, et en particulier la note 4:
./neoliberalisme#QueFaire2

[31] Emmanuel Didier et Isabelle Bruno. Benchmarking L'État sous pression statistique. La découverte, 2015.

[32] Vincent de Gaulejac. La Société malade de la gestion. Idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement social. Seuil, 2015.

[33] L’introduction du marketing de soi (personal branding) dans le champ intellectuel date de l’irruption des Nouveaux Philosophes en 1977:
https://www.telerama.fr/television/apostrophes-en-1977-l-emission-qui-rendit-andre-glucksmann-et-bhl-celebres,133946.php

Innovants dans le domaine de l’imposture, les Nouveaux Philosophes retournent le rapport de l’intellectuel au livre, celui-ci ne devenant plus qu’un moyen dans la mécanique égotique de l'appréciation de soi. “Rien de vivant ne passe par eux, mais ils auront accompli leur fonction s’ils tiennent assez la scène pour mortifier quelque chose."
Gilles Deleuze. A propos des Nouveaux philosophes et d’un problème plus général. 1977.
https://editions-ismael.com/wp-content/uploads/2016/05/1977-G.-Deleuze-A-propos-des-nouveaux-philosophes2.pdf

Critique par Pierre Vidal-Naquet du Testament de Dieu de Bernard-Henry Lévy (Le Nouvel Observateur, 18 juin 1979)
suivi de L’industrie du vide, par Cornelius Castoriadis, (Le Nouvel Observateur, 9 juillet 1979)
http://www.pierre-vidal-naquet.net/spip.php?article49

[34] La Cour des Comptes constitue la quintessence du règne des Experts comme captation du politique par la sphère gestionnaire. Chaque rapport donne lieu dans la presse nationale à des articles de type “La Cour des Comptes épingle…” distillant les “recommandations”: la “nécessaire modernisation”, la “maîtrise de la masse salariale”, le “niveau de rémunération ne facilitant pas la mobilité”, la “nécessité d’un pilotage stratégique”, l’“évaluation individuelle des agents trop parcellaire”, la “politique de primes trop timorée”, la “durée de travail trop faible des agents”, la “conduite du changement avant l’ouverture à la concurrence prévue par la législation européenne” ou encore la “fusion non suivie des effets escomptés d’économie d’échelles.”

[35] Max Weber, L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme, 1904-1905.

[36] L'Expert dispose d'une d’autorité basée sur la confiance attribuée au locuteur plutôt qu'à sa production intellectuelle ou au discours qu'il tient. Nous proposons une courte bibliographie sur ce sujet.

Paulin Ismard, La Démocratie contre les experts. Les esclaves publics en Grèce ancienne, Seuil.
Recension de l'ouvrage dans la Vie des idées

Aux frontières de l'expertise. Dialogues entre savoirs et pouvoirs. Presses universitaires de Rennes.
https://books.openedition.org/pur/9913?lang=fr

Quand le néolibéralisme ressuscite la figure du bon berger, par John Pitseys
http://www.revuenouvelle.be/Quand-le-neoliberalisme-ressuscite-la-figure-du

Corinne Delmass, Sociologie politique de l’expertise, Paris : La Découverte, collection Repères », 2011.
Recension de l'ouvrage dans Droit et société
Recension de l'ouvrage par Lectures

Expertise et démocratie. Faire avec la défiance. Rapport de Daniel Agacinski pour France Stratégie.
https://www.strategie.gouv.fr/publications/expertise-democratie-faire-defiance

[37] Max Weber “La domination légale à direction administrative bureaucratique”. 1921
http://classiques.uqac.ca/classiques/Weber/domination_legale_direction/domination_legale_dir_texte.html

[38] “Le trait déterminant, du point de vue politique, de la société bureaucratique, c’est la fusion de la classe dominante, de son parti et de l’État.”
Cornélius Castoriadis, La société bureaucratique, Paris, Christian Bourgeois, 1990.
Sur la théorie de la bureaucratie, lire aussi:
Claude Lefort, Éléments d’une critique de la bureaucratie, Paris, Gallimard, 1979.

[39] En Physique, une théorie de champ moyen est une description simplifiée d’un problème d’interactions entre particules dans laquelle l’évolution de chaque particule est déterminée par l’effet moyen de l’ensemble des autres particules, et non par des comportements individuels. L’adaptation de cette méthode à la modélisation socio-économique s’appelle la théorie des jeux à champs moyen et constitue un domaine en pleine effervescence.

Organiser le pessimisme

 

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“Ainsi commence le fascisme. Il ne dit jamais son nom, il rampe, il flotte, quand il montre le bout de son nez, on dit : C'est lui ? Vous croyez ? Il ne faut rien exagérer ! Et puis un jour on le prend dans la gueule et il est trop tard pour l'expulser.”

Françoise Giroud

“By denouncing Socialism and Capitalism alike as the common offspring of Individualism, it enables Fascism to pose before the masses as the sworn enemy of both. The popular resentment against Liberal Capitalism is thus turned most effectively against Socialism without any reflection on Capitalism in its non-Liberal, i.e. corporative, forms. Though unconsciously performed, the trick is highly ingenious. First Liberalism is identified with Capitalism ; then Liberalism is made to walk the plank; but Capitalism is no worse for the clip, and continues its existence unscathed under a new alias.”

Karl Polanyi, 1934 [1]

L’annonce de la suspension de nos activités nous a valu de nombreux courriers, très chaleureux, nous en demandant les raisons. La raison la plus profonde tient au moment politique que nous traversons, annonciateur de gros temps pour une décennie au moins, et sans doute plus. Il devient urgent de nous y préparer, ce qui nécessite d’y consacrer du temps — le bien le plus précieux dont nous disposions encore. Ayant peu de goût pour le catastrophisme, il nous a semblé important de rassembler dans ce billet des éléments analytiques sur la crise politique en cours et en particulier sur la nature des régimes qui, des États-Unis à la Hongrie en passant par le Brésil, l’Inde ou les Philippines, menacent l’autonomie de la recherche et de l’Université.

La crise politique française peut se résumer à la partition du champ politique en trois blocs: le bloc modernisateur au pouvoir, qui mène une politique néolibérale, un bloc nationaliste et identitaire, issu de la normalisation de la vieille extrême-droite [2], et un bloc émancipateur fragmenté, qui tente de reconstruire un projet social intégrant la nécessité de juguler le réchauffement climatique et l’effondrement des espèces. Aucun de ces trois blocs n’est capable de s’assurer le soutien d’une majorité de la population. Seules, les institutions de la cinquième République ont permis à un parti comme LREM, disposant d’une base de 11% de l’électorat [3], d’obtenir 53% des sièges à l’Assemblée nationale, ce qui oblige ce bloc modernisateur à avoir recours à une répression violente et autoritaire du mouvement social pour pallier l’absence d’adhésion à son projet néolibéral [4].

Cette tripartition du champ politique [5] est le fruit de la lente émergence d’un bloc centriste modernisateur, décomposant la gauche de gouvernement par prélèvement de la classe moyenne éduquée [6], attirée par l’adhésion au projet européen, et décomposant en même temps la droite conservatrice par prélèvement des “CSP+”, cadres du secteur privé et professions libérales, par adhésion au projet néolibéral. Il s’agit là d’une stratégie délibérée [7], explicite dans les desseins de M. Giscard d'Estaing et de M. Barre, ainsi que dans ceux de la deuxième gauche de M. Rocard, de M. Delors puis de M. Strauss-Kahn, théorisés par des groupes de réflexion comme Terra Nova [8] ou les Gracques. Or, cette recomposition du paysage politique ne permet de constituer aucun bloc social majoritaire, ce qui est la caractéristique première d’une crise d’hégémonie. Les tentatives d’élargissement des blocs autour de partitions binaires inopérantes (écologiste vs productiviste, souverainiste vs globaliste, nationaliste vs européiste, libéral vs autoritaire, cosmopolite vs identitaire, progressiste vs populiste, rationaliste vs obscurantiste, etc.) ne font qu'accroître la fragmentation de l’offre politique, empêchant la coalition de groupes sociaux aux intérêts distincts autour d’un même projet politique et d’un même imaginaire social.

Pourtant, M. Bolsonaro, M. Orbàn, M. Salvini ou M. Trump sont parvenus à reconfigurer l’espace politique en faisant émerger un nouveau bloc social dominant incluant les classes moyennes peu éduquées, les cadres du privé, les professions libérales et les détenteurs du capital financier. Pour le cas français, il s’agirait, en substance, de l’électorat de M. Macron et de Mme Le Pen, une fois écartées les classes moyennes intellectuelles (enseignants, chercheurs, journalistes, etc.), majoritairement attachées au libéralisme politique et culturel. Il s’agit donc de tenter de dégager les caractéristiques du projet politique capable de fédérer ce bloc social en écartant les qualificatifs ordinaires qui en perturbent l’analyse : post-fascisme, populisme, illibéralisme, post-démocratie, alt-right, etc. [9] Les travaux sur l’émergence des fascismes [10] au début du siècle dernier nous alertent sur un point : il est vain de chercher des invariants stricts entre des mouvements nationalistes, ceux-ci devant par nature s’adapter aux spécificités culturelles locales. Aussi convient-il de se libérer de toute tentative de définition unitaire et totalisante d’un Ur-fascisme i.e. d’un fascisme éternel [11] et partir de l’examen des faits.

Allons à l’évidence : les politiques économiques et sociales menées aux Brésil, en Hongrie, en Italie ou États-Unis sont indubitablement néolibérales (dérégulation financière [12], flat tax [13], suppression de droits des salariés (loi Travail) [14], privatisations, réduction des aides sociales, etc.) Il n’y a là aucune coïncidence, mais une filiation intellectuelle explicite de l’entourage des présidents de ces États avec les penseurs néolibéraux de l’école Autrichienne (Ludwig von Mises, Friedrich von Hayek, etc.) comme de l’École de Chicago (Milton Friedman, etc). Si les courants de l’Alt-right se distinguent par des nuances quant aux questions de mœurs et quant aux références évangéliques (néoconservateurs) ou technophiles (libertariens), ils se rejoignent sur l’essentiel en promouvant une hybridation entre néolibéralisme et fascisme, alliant le culte de la libre concurrence au nationalisme, à la xénophobie, à l’eugénisme, au climato-négationnisme, au suprémacisme blanc, à la haine de l’altérité et au rejet des “droits civiques”. Cette hybride monstrueux hérite du néolibéralisme l’idée d’un État illibéral, réduit à sa fonction répressive, au service du marché et sous le contrôle de la sphère actionnariale. Comme n’a cessé de le répéter Robert Paxton, ceci constitue une différence fondamentale avec l’État planificateur et centralisé des fascismes historiques, adossés à la Nation comme communauté organique transcendant tout individualisme [15]. S’il s’agit toujours de détruire l’institution de la société comme communauté de personnes, cela ne passe plus comme dans les totalitarismes par la disparition de l’individu mais par sa privatisation. La résurrection métastatique du mythe identitaire — la race, le sang, le chef — n’est plus affaire de masse mais d’atomisation sociale, de séparation avec l’expérience sensible.

Description: BlairBolsonaro.jpg

F. Hayek et son Road to Serfdom servent ainsi de référence centrale à M. Philippe (dans la traduction de M. Barre) [16] comme à M. Bannon, qui ne cesse de le citer dans les meetings auxquels il participe à travers l’Europe [17]. M. Trump et M. Salvini vénèrent M. Laffer, le théoricien de la réduction d’impôts [18] qui a inspiré la suppression de l’ISF portée par M. Macron. M. Salvini se réfère également à Mme Thatcher, pour sa conception de la liberté réduite à la liberté économique, et à Alvin Rabushka, un politiste affilié aux think tanks néolibéraux Hoover Institute et Société du Mont-Pélerin, pour la flat tax. [19] Au Brésil, M. Bolsonaro est entouré de “Chicago boys” comme le ministre des finances, M. Guedes, néolibéral influencé par Milton Friedman, qui a enseigné l’économie au Chili pendant la dictature de M. Pinochet [20]. Partisan d’un Brexit dur, M. Johnson s’est entouré de “libertariens” revendiqués comme M. Javid (Chancellor), M. Raab (Foreign office), Mme Patel (Home office), ou Mme Truss (International Trade Secretary), auteurs du pamphlet “Brittania Unchained” [21]. Il en va de même pour l’AfD allemand ou le FPÖ autrichien, deux partis postfascistes et ordo-libéraux dont des dirigeants importants ont été formés dans les think tanks néolibéraux (Société du Mont-Pélerin, Hayek Society, etc) [22].

Simultanément, M. Salvini a multiplié les références à Mussolini, le citant par exemple le jour de son anniversaire ("Tanti nemici, molto onore"), dans un discours prononcé depuis le balcon de Forli où le Duce avait assisté à l'assassinat de jeunes partisans de la démocratie. L’illibéralisme de M. Orbàn s’inspire de Carl Schmitt ; M. Farage ne cache pas son antisémitisme [23] ; M. Bolsonaro se place dans la filiation explicite de la dictature brésilienne, dont il prétend qu’elle n’a “que” torturé, et pas tué, et de celle de M. Pinochet, dont il considère qu’elle n’a pas été assez loin, ne tuant pas assez de “gauchistes” [24]. Chacun de ces leaders prétend incarner le peuple, la majorité silencieuse, contre les élites technocratiques corrompues. Or le néolibéralisme d’un Friedrich Hayek ou d’un Ludwig von Mises a désigné la même cause aux maux du monde : la prétention des hauts-fonctionnaires d’État, nourris de saint-simonisme et de positivisme comtien, à contrôler les affaires du monde. De ce point de vue, ce n’est donc pas tant l’hybride nationaliste du néolibéralisme qui est surprenant, mais bien l’hybride entre néolibéralisme et management constitué au cours des années 1970 et qui sert de programme politique au bloc centriste modernisateur. Pour sûr, l’État-entreprise de la “start-up nation” [25], technorationaliste, réduisant le politique à l’ordre gestionnaire, serait apparu comme une horreur aux yeux de ces deux théoriciens néolibéraux pour qui seul le marché, construit par la mise en concurrence, peut faire émerger la “Vérité catallaxique”. En revanche, il est d’une ressemblance frappante avec la technocratie autoritaire imaginée par Walter Lippmann, en rupture avec le “laissez-faire” du libéralisme comme avec l’idée démocratique. Le néolibéralisme de Lippmann repose en effet sur une élite d’experts, seule à même d’imposer, par la fabrication du consentement, les réformes nécessaires pour adapter les individus à leur environnement, soumis à l’évolution autonome des sphères économiques et techno-scientifiques [26] .

Comment le protectionnisme nationaliste [27] prôné par le bloc identitaire peut-il être compatible avec la dérégulation néolibérale ? Si les institutions européennes — ainsi que d’autres institutions internationales comme le Fonds monétaire international, la Banque mondiale ou l’Organisation mondiale du commerce — ont été utilisées pour imposer, contre les souverainetés étatiques, des réformes néolibérales et unifier les marchés à l’échelle planétaire, cela n’implique nullement un rejet des frontières, puisque celles-ci permettent de mettre en concurrence les États. Lorsque M. Trump utilise la puissance coercitive de l’État fédéral américain, c’est pour contraindre les autres nations à se conformer à la logique de marché. Les théories économiques néolibérales s'accommodent ainsi parfaitement des nationalismes comme du “globalisme”. Exemple révélateur, le Brexit a été pensé dans les cercles néolibéraux, dès la fin des années 1980, sous l’influence de Mme Thatcher [28]. La campagne pour le Brexit a du reste été influencée par M. Mercer, propriétaire “libertarien” de Cambridge Analytica [29] et financeur le plus important de la campagne de M. Trump, lui permettant d’imposer M. Bannon à ses côtés. L’opération a été épaulée par M. Thiel, fondateur de Paypal et de Palantir, soutien lui aussi de M. Trump et spécialiste des techniques de surveillance, de fichage et de contrôle des populations [30] .

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Ces deux hybrides du néolibéralisme, l’un managérial et l’autre nationaliste, partagent non seulement les grandes lignes des orientations économiques, mais aussi les mêmes boucs émissaires à sacrifier. Rompant avec les compromis consentis par les détenteurs du capital financier pendant l’ère fordiste, l’ère néolibérale a méthodiquement remis en cause l’ensemble des systèmes de solidarité qui assuraient des formes de sécurité aux classes moyennes et populaires (école, santé, chômage, retraite). Dès lors, comment la sphère politique doublement soumise au système représentatif et au contrôle des investisseurs peut-elle répondre à la demande de sécurité économique, politique et culturelle des classes moyennes ? Par “l’organisation concertée de toutes les petites peurs, de toutes les petites angoisses” [31], ce qui suppose la surexposition aux questions migratoires et identitaires, jouant d’un imaginaire colonial encore vif [32]. Les tenants des deux néolibéralismes usent ainsi du même renversement de la rhétorique des révolutions française et américaine d’abolition des privilèges de l’ancien monde par un ordre nouveau : les “privilégiés” dont le sacrifice est supposé mettre fin au déclin ne sont plus les aristocrates mais les chômeurs (fainéants), les fonctionnaires (rentiers), les militants climatiques (liberticides) et surtout, les migrants [33]. Le néolibéralisme identitaire, nationaliste, xénophobe et climato-négationniste est donc la réaction du néolibéralisme à sa propre crise, et en est probablement la phase terminale. Nous renvoyons les lecteurs à l’analyse de Karl Polanyi [34], qui a montré comment le mythe d’un marché auto-régulateur a conduit à un processus de désencastrement de l’économie des institutions sociales et politiques, à une crise profonde du libéralisme et in fine à la montée des fascismes. Nous y sommes à nouveau et il y a si peu à ajouter à La Grande Transformation.

L’hybride managérial et globaliste et l’hybride identitaire et nationaliste du néolibéralisme diffèrent fondamentalement par les rhétoriques déployées, qui s’adressent à des blocs sociaux distincts. Le premier s’adresse à la classe moyenne supérieure, en appréciant son capital culturel par un discours fondé sur la modération, sur l’idée d’expertise, sur la notion galvaudée de "progressisme", sur l’adaptation nécessaire à un monde qui change. Il use de storytelling et d’énoncés ouverts, euphémisés, cotonneux, à la logique évanescente, niant tout antagonisme, pour fabriquer le consentement. Le second apprécie le capital d’autochtonie de la classe moyenne en colère en en reprenant les codes culturels : casquette de baseball pour M. Trump, Nutella pour M. Salvini [35], spectacle clownesque pour M. Johnson. Il a recours au clash, à l’Ubuesque, au grotesque, en visant avant tout à susciter l’offuscation morale des “bien-pensants”. Plus le leader se trouve disqualifié par l’infâme, l’odieux, le ridicule, et plus le spectateur jouit de se reconnaître dans la figure incarnée par le souverain arbitraire, en une passion triste qui lui fait désirer son propre asservissement [36].

La recomposition politique aux États-Unis date de la chute du bloc marxiste-léniniste, et voit l’émergence de l’Alt-right, mouvance réactionnaire du Parti républicain opposée aux “libéraux”, et mêlant néoconservateurs, suprémacistes blancs et “libertariens”. Son essor, notamment avec le Tea Party, date de la crise financière de 2007-2008. Cependant, c’est dès les années 1970, que les théoriciens de la Nouvelle Droite (New-right) ont assimilé les éléments tactiques du gramscisme et en particulier l’investissement du champ culturel par des intellectuels organiques comme M. de Benoist en France, M. Buchanan aux États-Unis [37] ou M. Olavo de Carvalho au Brésil [38]. Une grande partie de la “guerre de position”, rebaptisée “métapolitique”, repose sur la falsification et le renversement spectaculaire. Ainsi, chacun connaît le concept de “fake news” inventé par Trump et décliné depuis ad nauseam en toutes sortes de dénonciations de falsification par le “camp du Bien”. C’est ainsi que l’hybride entre néolibéralisme et post-fascisme s’est choisi le nom de “libertarian”, qui signifie libertaire i.e. anarchiste en anglais, pour créer la confusion, faisant de facto de la “liberté” [39] un moyen d’oppression. Le faux-nez “libertarien” sert à recruter dans les milieux éduqués et technophiles en banalisant le discours d’extrême-droite — tout en s’en défendant. L’Alt-right s’appuie ainsi sur une multitude de think tanks et de faux instituts de recherche “libertariens” qui financent des projets de recherche, salarient ou drainent dans leur sillage des lobbyistes, des “experts” de plateaux télévisés, des youtubeurs et des “journalistes” marchands de doute sur le climat, le tabac, les armes ou l’agriculture intensive, et promeuvent l’idée selon laquelle le consensus libéral ne serait pas assez favorable au business [40]. La diffusion des idées se fait à la fois verticalement, grâce à des médias de masse comme Fox News [41] et des sites de propagande comme Breibart ou Quillette, et horizontalement par les réseaux sociaux, les messageries instantanée de type Whatsapp et les forums comme 8chan. On estime à un milliard de dollars par an [42], les sommes investies dans la falsification scientifique et le lobbying par les pétroliers (e.g. les Koch brothers [43] ou ExxonMobil), par les cigarettiers (e.g. Philipp Morris), par l’agrobusiness (e.g. l’Agribusiness Parliamentary Front au Brésil [44]) et par les Tech-milliardaires de la Silicon Valley (e.g. Google [45]).

L’extrême-droite “libertarienne” déploie des stratégies “métapolitiques” contradictoires et complémentaires pour investir le champ intellectuel, l’Université et la recherche. Elle promeut d’abord la dérégulation des normes de véridiction ordinaires au nom de la liberté d’expression (“free speech”) de sorte que la propagande suprémaciste, eugéniste, antisémite ou climato-négationniste puisse s’exprimer au même titre que la pensée libérale modérée [46]. La récente “convention de la droite” de Mme Maréchal-Le Pen a ainsi mis en scène des tables rondes feignant d’opposer des pseudo-intellectuels “libertariens” à des conservateurs post-fascistes, obtenant l’écho recherché dans toute la sphère médiatique. L’extrême-droite “libertarienne” promeut ensuite la dérégulation des normes de probation savante pour que soient reconnus comme “scientifiques” des énoncés produits en dehors de toute méthode scientifique. Le rêve “libertarien” serait la libre publication en ligne, sans processus éditorial, sans évaluation par les pairs, sans prérequis d’une bibliographie extensive et de preuves objectivables. La propriété des moteurs de recherche donnerait ainsi le contrôle sur la véridiction scientifique. Si les biais intéressés existent dès à présent dans Google Scholar, les marchands de doute ont un intérêt primordial à la dérégulation : promouvoir le faux et censurer les faits scientifiques dérangeants. Exemple caractéristique, la revue Inference du Tech-milliardaire “libertarien”, M. Thiel, mêle des articles de scientifiques reconnus, rémunérés 5 000 dollars, et des articles de falsification sur le climat ou l’évolution [47]. Étant peu représentée au sein de l’Université, l’Alt-right s’attache à y dénoncer une supposée hégémonie du “marxisme culturel”, qui serait portée en particulier par la philosophie et la sociologie [48]. Parvenue au pouvoir, elle s’attaque aux libertés académiques et dépossède les chercheurs de leur autonomie, au profit d’une techno-bureaucratie à sa main. L’un des hommes d’affaire “libertariens” féru d’éducation, M. Goodrich, théorisait déjà dans les années 1970 : “les libertés académiques sont en réalité un déni de liberté.” L’un de ses think tanks, Liberty found, propose au format numérique une bibliothèque des écrits “libertariens”, avec cette philosophie : “il n’y a aucune raison qu’une bibliothèque universitaire contienne plus de 5 000 ouvrages, pourvu que ce soit les bons ouvrages.” [49]

La dernière voie d’action de l’extrême-droite “libertarienne” est la promotion active d’une Alt-culture réduisant la science à la “technologie” et à la recherche de “solutions”, contaminant la recherche par l’entreprenariat et la prostitution intellectuelle. Les conférences TED et le Media Lab du MIT en sont les exemples paradigmatiques [50]. L’investissement massif des Tech-milliardaires “libertariens” pour constituer des réseaux de promotion de leurs idées ambitionne de priver la science de sa visée collective et désintéressée de dire le vrai sur le monde. Cette entreprise de démolition de toute éthique intellectuelle et de toute norme de véridiction, accompagnée d’une valorisation du conflit d’intérêt comme norme positive, a ceci de dangereux qu’elle use du retournement du réel en reprenant à son compte la rhétorique du progrès et de la raison.

Sa nature profonde suggère d’introduire un mot-valise pour nommer cette phase terminale du néolibéralisme : falscisme.

Post-scriptum, en forme de cauchemar.
Si l’extrême-droite “libertarienne” est associée de longue date au climato-négationnisme, et use de tout son pouvoir de nuisance pour déprécier les militants climatiques, elle prétend également détenir la solution au réchauffement climatique, qui mêle eugénisme, racisme et malthusianisme — d’où son obsession à prétendre à une origine génétique de l’intelligence, associée à une héritabilité du QI [51]. Il suffirait, lit-on dans les publications transhumanistes de cette mouvance, de réduire l’humanité de moitié, en sélectionnant les personnes intelligentes donc adaptables. L’urgence climatique étant à l’échelle de deux décennies, un simple chiffrage de cette “solution” en ordre de grandeur nous donne un demi million de morts par jour.

[1] "Dénoncer pareillement le socialisme et le capitalisme comme la descendance commune de l’individualisme permet au fascisme de se poser devant les masses comme l’ennemi juré des deux. Le ressentiment populaire contre le capitalisme libéral est ainsi détourné très efficacement contre le socialisme sans aucune répercussion sur le capitalisme dans ses formes non libérales, c.a.d. corporatives. Quoique inconsciemment réalisé, la ruse est très ingénieuse. D’abord le libéralisme est identifié avec le capitalisme ; ensuite le libéralisme est mis au pilori ; mais le capitalisme en sort indemne et continue son existence, préservé sous un nouvel habillage."
Karl Polanyi “The Essence of Fascism” - Christianity and the Social Revolution, 1933-1934, pp. 359-394
http://kpolanyi.scoolaid.net:8080/xmlui/handle/10694/565

[2] Palheta, Ugo La possibilité du fascisme. France, la trajectoire du désastre. La Découverte, 2019.

On y trouve par exemple cette citation :
"On a tout intérêt à pousser le FN. Il rend la droite inéligible. Plus il sera fort, plus on sera imbattables. C'est la chance historique des socialistes."
Pierre Bérégovoy, ministre des Affaires sociales et de la Solidarité nationale, juin 1984.

Violaine Girard, Le Vote FN au village. Trajectoires de ménages populaires du périurbain, Éditions du Croquant, 2017

Recension de l'ouvrage :
https://journals.openedition.org/lectures/23814

Valérie Igounet, Le Front national de 1972 à nos jours. Le parti, les hommes, les idées, Seuil.

Recension de l'ouvrage:
https://laviedesidees.fr/Front-national-un-parcours-sinueux.html

Quelques clichés erronés sur le Front National
https://www.monde-diplomatique.fr/cartes/vote-revenu-FN

[3] Les élections européennes permettent de mesurer l’adhésion au projet modernisateur néolibéral : environ 11% des inscrits, avec 51% d’abstention. Cela coïncide avec la taille du groupe social issu des classes moyennes supérieures, qui assure la base électorale de ce projet.

[4] Romaric Godin, La Guerre sociale en France Aux sources économiques de la démocratie autoritaire, éditions La Découverte, 2019.

[6] Thomas Piketty l’a baptisée “gauche brahmane” dans l'article suivant:
Brahmin Left vs Merchant Right : Rising Inequality and the Changing Structure of Political Conflict.
http://piketty.pse.ens.fr/files/Piketty2018.pdf

[7] Bruno Amable et Stefano Palombarini, L’Illusion du bloc bourgeois, Paris, Raisons d'agir, 2017.

[8] Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ?
http://tnova.fr/rapports/gauche-quelle-majorite-electorale-pour-2012

[9] Nous proposons ici quelques références commentées sur ces dénominations problématiques. On trouvera une liste plus complète dans cet article de revue :
Mabel Berezin, “Fascism and Populism : Are They Useful Categories for Comparative Sociological Analysis?” Annual Review of Sociology, 45 2019.
https://www.annualreviews.org/doi/abs/10.1146/annurev-soc-073018-022351

“Populisme” est le plus souvent utilisé pour disqualifier l’aspiration démocratique des classes moyennes. Le lecteur désireux de prendre connaissance des lieux communs en la matière pourra lire cet ouvrage :
Diamanti, Ilvo et Lazar, Marc. Peuplecratie. La métamorphose de nos démocraties, Gallimard, 2019.

Sur la vision d’un affrontement entre démocratie illibérale et néolibéralisme autoritaire et antidémocratique, quelques ouvrages :
Wendy Brown Défaire le démos. Le néolibéralisme, une révolution furtive, Amsterdam, 2018.

Yasha Mounk The People vs. Democracy Why Our Freedom Is in Danger and How to Save It, Harvard University Press, 2018.

Dani Rodrik The Globalization Paradox – Democracy and the Future of the World Economy, (ed) Norton, 2011.

Pierre Rosanvallon La Contre-démocratie. Paris, Éditions du Seuil, 2006, 345 p.

“Néo-fascisme” est le plus souvent utilisé pour désigner des mouvements se référant explicitement au régime fasciste italien, comme “néo-nazi” pour le nazisme. Le qualificatif le plus précis est le mot “post-fascisme”, défendu par Enzo Traverso:
Enzo Traverso, Les nouveaux visages du fascisme, Paris, Textuel, 2016.

Spectres du fascisme par Enzo Traverso
https://www.cairn.info/revue-du-crieur-2015-1-page-104.htm

Fascisms Old and New, an interview with Enzo Traverso
https://jacobinmag.com/2019/02/enzo-traverso-post-fascism-ideology-conservatism

[10] Sur la nature des controverses dans l’Histoire du fascisme, on pourra lire :
Roger Griffin. “« Consensus ? Quel consensus ? » Perspectives pour une meilleure Entente entre spécialistes francophones et anglophones du fascisme”. Vingtième Siècle. Revue d'histoire 2010/4 (n° 108).
https://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2010-4-page-53.htm

Nous proposons une courte bibliographie sur le fascisme historique :
Roger Eatwell, Fascism, Londres, Chatto and Windus, 1996.

Emilio Gentile Qu'est-ce que le fascisme ? : Histoire et interprétation [« Fascismo. Storia e interpretazione »], Folio, coll. « Histoire », 2004.

Roger Griffin, The Nature of Fascism, Londres, Pinter, 1991.Robert O. Paxton The Anatomy of Fascism, 2004.

George L. Mosse, The Fascist Revolution : Toward a General Theory of Fascism, New York, Howard Fertig, 1999.

Stanley Payne, A History of Fascism : 1914-1945, Londres, UCL Press, 1995.

Zeev Sternhell Ni droite ni gauche. L'idéologie fasciste en France, Collection Folio histoire (n° 203), Gallimard

[12] Il est par exemple significatif que M. Bolsonaro ait prononcé le discours d’ouverture du forum de Davos
https://www.la-croix.com/Economie/Monde/A-Davos-Jair-Bolsonaro-defend-nouveau-Bresil-2019-01-23-1200997416

[13] La même mesure de “flat tax” se retrouve dans l’Italie penta-fasciste de M. Salvini
https://www.mediapart.fr/journal/international/040618/en-italie-la-flat-tax-ancre-bien-droite-le-nouveau-gouvernement
et dans les réformes de M. Macron :
https://www.lemonde.fr/idees/article/2017/10/25/la-flat-tax-est-une-bombe-a-retardement-pour-les-finances-publiques_5205612_3232.html

Les réformes de M.Trump comportent le même type de “tax cuts” inspirée par M. Laffer, ainsi que le programme de M. Johnson, en Angleterre :
https://www.ft.com/content/15a099c2-9699-11e9-8cfb-30c211dcd229

En particulier, M. Trump a divisé par deux la fiscalité sur le profit des entreprises :
https://aneconomicsense.org/2019/03/28/taxes-on-corporate-profits-have-continued-to-collapse/

[15] I asked 5 fascism experts whether Donald Trump is a fascist. Here's what they said.
https://www.vox.com/policy-and-politics/2015/12/10/9886152/donald-trump-fascism

[16] “(...) un ouvrage qui m’a beaucoup marqué. Je veux parler de la « Route de la servitude » de Friedrich Hayek. Pour Hayek, la concurrence, c’est d’abord une question de liberté. Du consommateur, du producteur et selon lui, du citoyen. Cette concurrence ne se construit pas contre l’État, mais avec lui. « L’État – écrit Hayek – possède un domaine d’activité vaste et incontestable : créer les conditions dans lesquelles la concurrence sera la plus efficace possible, la remplacer là où elle ne peut être efficace.“
Edouard Philippe, le 5 mars 2019

https://www.gouvernement.fr/sites/default/files/document/document/2019/03/discours_de_m._edouard_philippe_premier_ministre_-_10_ans_de_lautorite_de_la_concurrence_-_05.03.2019_0.pdf

[17] “What I’ve learned [visiting Europe] is that you’re part of a worldwide movement that is bigger than France, bigger than Italy, bigger than Hungary, bigger than all of it. The tide of history is with us and it will compel us to victory after victory after victory. The central government, the central banks, the central crony capitalist technology companies control you and have taken you to a Road to Serfdom in three ways. The central banks are in the business of debasing your currency, the central government is in the business of debasing your citizenship, and the crony capitalist technological powers are in the business of debasing your own personhood. Hayek told us: the Road to Serfdom will come through these three. (...) Let them call you racist, let them call you xenophobes, let them call you nativists. Wear it like a badge of honour.”
Steve Bannon, congrès du Front National, 10 Mar 2018

Ce meeting de M. Bannon faisait partie d’une tournée de promotion d’une Europe identitaire, nationaliste préservant le néolibéralisme.
https://www.theguardian.com/world/2018/nov/21/steve-bannon-i-want-to-drive-a-stake-through-the-brussels-vampire-populist-europe

[18] M. Trump a récemment remis à M. Laffer la Presidential Medal of Freedom:
https://www.bloomberg.com/news/articles/2019-06-19/trump-awards-medal-to-controversial-tax-cut-champion-laffer
ce qui a été immédiatement salué par M. Salvini dans un tweet :
“Qualche giorno fa Trump ha conferito la Medaglia per la libertà ad Arthur Laffer, economista e padre degli sgravi fiscali che ha dimostrato come oltre un certo livello di pressione fiscale le entrate per lo Stato diminuiscono.”

[19] "Non ci può essere libertà se non c'è libertà economica. Detto e predicato in vita da Margaret Thatcher."
Matteo Salvini, le 15 septembre 2019

Traduction : “Il ne peut y avoir de liberté sans liberté économique. Dit et prêché dans la vie par Margaret Thatcher.”

Sì ad drastico taglio delle tasse per ridare fiato alle imprese. Non a caso il 13 dicembre abbiamo in programma un evento con l’inventore della Flat Tax, l’economista Alvin Rabushka
Matteo Salvini, Libero, le 4 novembre 2014

Traduction : “Oui à des réductions d'impôt drastiques pour redonner du souffle aux entreprises. Ce n'est pas un hasard si, le 13 décembre, nous organisons un événement avec l'inventeur de la Flat Tax, l'économiste Alvin Rabushka.”

Notons qu'Alvin Rabushka est un politologue, ancien membre du Hoover Institute et de la Société Mont Pelerin.

[20] Brazil’s new finance minister eyes ‘Pinochet-style’ fix for economy
https://www.ft.com/content/1a2ba4f4-de4e-11e8-9f04-38d397e6661c

Parmi les Chicago Boys de l’entourage de M. Bolsonaro, on compte aussi le directeur de la Banco Nacional de Desenvolvimento Econômico e Social, Joaquim Levy ou le directeur exécutif de la compagnie pétrolière Petrobras, Roberto Castello Branco.

Sur les rapports entre Pinochet et l’école néolibérale de Chicago, on peut lire : Pinochet à l’école de Chicago.
https://laviedesidees.fr/Pinochet-a-l-ecole-de-Chicago.html

[21] Dans le gouvernement Johnson, Kwasi Kwarteng, Priti Patel, Dominic Raab, Chris Skidmore et Liz Truss ont contribué à un tract explicitement “libertarien” :
Britannia Unchained: the rise of the new Tory right
https://www.theguardian.com/politics/2012/aug/22/britannia-unchained-rise-of-new-tory-right

Pour se figurer la nature des “libertariens” qui entourent “BoJo”, on pourra regarder cet extrait d’un discours de Priti Patel
https://www.theguardian.com/politics/video/2019/oct/01/priti-patel-says-she-will-end-free-movement-of-people-video

Jonathan Coe avait, par anticipation, fait le portrait fidèle de cette élite de la nouvelle extrême-droite dans “What a Carve Up!”, traduit en français sous le titre “Testament à l'anglaise”.

[22] Les preuves figurent dans une suite d’article de Quinn Slobodian, et notamment dans cet ouvrage :
Quinn Slobodian Globalists: The End of Empire and the Birth of Neoliberalism (Harvard University Press, 2018)

Quinn Slobodian Neoliberalism’s Populist Bastards. A new political divide between national economies
http://www.publicseminar.org/2018/02/neoliberalisms-populist-bastards/

[24] On trouvera ici une collection de citations de M.Bolsonaro :
https://en.wikiquote.org/wiki/Jair_Bolsonaro

[25] Pierre Musso. L’ère de l’État-entreprise.
https://www.monde-diplomatique.fr/2019/05/MUSSO/59844

[26] Barbara Stiegler, (2019) Il faut s’adapter. Gallimard.

Walter Lippmann, (1922) Public opinion.

S. Audier, (2008) Le Colloque Lippmann : aux origines du « néo-libéralisme », Lormont, éd. Le bord de l'eau.

[27] Tom Wraight. From Reagan to Trump : The Origins of US Neoliberal Protectionism. The Political Quarterly.
https://onlinelibrary.wiley.com/doi/epdf/10.1111/

[28] Quinn Slobodian and Dieter Plehwe : Neoliberals Against Europe
https://braveneweurope.com/quinn-slobodian-and-dieter-plehwe-neoliberals-against-europe

[30] Zubof, Shoshana The Age of Surveillance Capitalism, Public Affairs, 2019.

Peter Thiel, l’homme qui voulait achever la démocratie
https://usbeketrica.com/article/peter-thiel-l-homme-qui-voulait-achever-la-democratie

Palantir, l'encombrant ami américain du renseignement français.
https://www.telerama.fr/medias/palantir-big-data-renseignement,153229.php

How Peter Thiel’s Palantir helped the nsa spy on the whole world?
https://theintercept.com/2017/02/22/how-peter-thiels-palantir-helped-the-nsa-spy-on-the-whole-world/

Palantir Knows Everything About You
https://www.bloomberg.com/features/2018-palantir-peter-thiel/

[31] Le vieux fascisme si actuel et puissant qu'il soit dans beaucoup de pays, n'est pas le nouveau problème actuel. On nous prépare d'autres fascismes. Tout un néo-fascisme s'installe par rapport auquel l'ancien fascisme fait figure de folklore [...]. Au lieu d'être une politique et une économie de guerre, le néo-fascisme est une entente mondiale pour la sécurité, pour la gestion d'une « paix » non moins terrible, avec organisation concertée de toutes les petites peurs, de toutes les petites angoisses qui font de nous autant de micro­fascistes, chargés d'étouffer chaque chose, chaque visage, chaque parole un peu forte, dans sa rue, son quartier, sa salle de cinéma.
Gilles Deleuze, Le Monde 1977. Republié dans Deux régimes de fous.

[32] Entretiens filmés de Michel Feher
http://www.laparisienneliberee.com/entretien-michel-feher/

Entretien croisé avec Michel Feher et Chloé Ridel: "Europe : la convergence des néolibéraux et des identitaires."
https://www.youtube.com/watch?v=-vAMFAcgHqg

[34] Karl Polanyi est sans doute le théoricien de la crise du libéralisme le plus important :
Polanyi, Karl La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1983.

Polanyi, Karl Essais, Paris, Seuil, 2008, 589 p., 29 €. Édités par Michèle Cangiani et Jérôme Maucourant, traduits par Françoise Laroche et Laurence Collaud.

Nous conseillons en sus ces trois articles :
Karl Polanyi, le marché et le socialisme par Arnault Skornicki
https

Karl Polanyi. Remettre l'économie à sa place. par Michael C. Behrent
https://www.scienceshumaines.com/karl-polanyi-remettre-l-economie-a-sa-place_fr_37125.html

Is Capitalism a Threat to Democracy ?
https://www.newyorker.com/magazine/2018/05/14/is-capitalism-a-threat-to-democracy

[36] Michel Foucault, à propos du grotesque, dans son cours du 8 janvier 1975.
http://ekladata.com/a5J-kPD0FAZwSKkLJzNbvbFa1Jw/Foucault-Michel-Les-Anormaux-1974-1975-.pdf

[37] Le lectorat désireux d’effectuer une plongée en eaux troubles pourra lire cette critique du succès de M. Buchanan dans la revue du “Mises institute”, à la gloire de l’inspirateur des mouvements “libertariens”, Ludwig von Mises.
https://mises.org/library/death-west-how-dying-populations-and-immigrant-invasions-imperil-our-country-and

[38] Peu de choses ont été écrites en français sur M. Olavo de Carvalho. Un aperçu dans ce billet de blog :
https://blogs.mediapart.fr/yves-tourneur/blog/011218/olavo-de-carvalho-le-philosophe-de-bolsonaro

Sur la construction transnationale de la New Right, on peut lire cet article :
http://www.scielo.br/scielo.php

[39] La liberté des “libertariens” est une version dégradée de la liberté négative, telle qu’elle a été définie par Isaiah Berlin, comme liberté naturelle qui ne connaît comme limite que la liberté d’autrui. Cette dernière s’oppose à la liberté positive des libertaires comme possibilité effective de faire garantie à tous par l’organisation sociale.
https://plato.stanford.edu/entries/liberty-positive-negative/

[40] Nombre de think tanks conservateurs et libertariens figurent sur la carte suivante :
https://www.desmog.co.uk/2019/06/07/brexit-climate-denier-map

Les plus connus, le Cato Institute, le Heartland Institute, le Committee for a Constructive Tomorrow, la Foundation for Economic Education, la CO2 Coalition, le Manhattan Institute, le Ludwig von Mises Institute, le Consumer Choice Center, sont articulés en réseau par l’Heritage foundation et l’Atlas Network, après que ce rôle a été assuré par l’American Enterprise Institute. En Angleterre, les plus connus sont la TaxPayers' Alliance, l’Adam Smith Institute, l’Institute of Economic Affairs, Policy Exchange.

[42] Robert J. Brulle, Institutionalizing delay : foundation funding and the creation of U.S. climate change counter-movement organizations. 2013 Climatic Change.
https://www.drexel.edu/~/media/Files/now/pdfs/Institutionalizing%20Delay%20-%20Climatic%20Change.ashx

Climat : les géants de l’énergie ont dépensé un milliard de dollars en lobbying depuis la COP21
https://www.lemonde.fr/planete/article/2019/03/22/climat-les-geants-de-l-energie-ont-depense-un-milliard-de-dollars-en-lobbying-depuis-la-cop21_5439758_3244.html

Following the Money That Undermines Climate Science
https://www.nytimes.com/2019/07/10/climate/nyt-climate-newsletter-cei.html

[43] Christopher Leonard, (2019) Kochland: The Secret History of Koch Industries and Corporate Power in America.

Recension de l'ouvrage:
https://www.newyorker.com/news/daily-comment/kochland-examines-how-the-koch-brothers-made-their-fortune-and-the-influence-it-bought

Jane Mayer, (2017) Dark Money: The Hidden History of the Billionaires Behind the Rise of the Radical Right.

Recension de l'ouvrage:
https://www.nytimes.com/2016/01/24/books/review/dark-money-by-jane-mayer.html

[44] Au Brésil, le lobby agroindustriel (Agribusiness Parliamentary Front — FPA) qui soutient Bolsonaro dispose de 44 % des sièges à la Chambre des représentants du Brésil et 36 % des sièges au Sénat.

Brazil's powerful farm lobby endorses far-right presidential candidate Bolsonaro

https://www.reuters.com/article/us-brazil-election-agriculture/brazils-powerful-farm-lobby-endorses-far-right-presidential-candidate-bolsonaro-idUSKCN1MC21M Dans un discours célèbre, Bolsonaro a dit à ces représentants de l'agrobusiness : "Ce gouvernement, c'est le vôtre."

Le Brésil sous l’emprise des Bancadas do Boi, do Bíblia e da Bala
https://www.lemonde.fr/decryptages/article/2017/12/19/le-bresil-sous-l-emprise-des-bbb_5231609_1668393.html

[46] Everything You Think You Know About ‘Free Speech’ Is a Lie.
https://www.thenation.com/article/portland-speech-milo-antifa-koch/

[47] Peter Thiel is funding a science publication questioning evolution and climate change.
https://qz.com/1537150/peter-thiel-is-funding-a-science-publication-questioning-evolution-and-climate-change/amp/

Junk Science or the Real Thing? ‘Inference’ Publishes Both.
https://undark.org/article/junk-science-or-real-thing-inference/

A Science Journal Funded by Peter Thiel Is Running Articles Dismissing Climate Change and Evolution.
https://www.motherjones.com/environment/2019/01/a-science-journal-funded-by-peter-thiel-is-running-articles-dismissing-climate-change-and-evolution/

On parcourra avec intérêt la liste des auteurs d'Inference:
https://inference-review.com/authors

[49] P.F.Goodrich and A. Rogge, Education in a Free Society, The Liberty Fund, 1973.

[51] Stephen Jay Gould (1981) The Mismeasure of Man.

Recension de l'ouvrage:
Race and intelligence: A sorry tale of shoddy science
https://www.theguardian.com/science/2009/nov/12/race-intelligence-iq-science

How science has shifted our sense of identity
https://www.nature.com/articles/d41586-019-03014-4

Julien Larregue, 2018 « C’est génétique » : ce que les twin studies font dire aux sciences sociales. Sociologie 3, 9.
https://journals.openedition.org/sociologie/3526

The unwelcome revival of ‘race science’
https://www.theguardian.com/news/2018/mar/02/the-unwelcome-revival-of-race-science

Le gourou de la génétique comportementale est Robert Plomin, dont on pourra circonscrire les menées en lisant cet article de revue:
R.Plomin and S. von Stumm (2018) The new genetics of intelligence. Nature Reviews Genetics 19, 148–159.
https://www.nature.com/articles/nrg.2017.104

Le meilleur livre apportant les preuves des fondements douteux de la génétique comportementale:
Aaron Panofsky, Misbehaving Science. Controversy and the Development of Behavior Genetics, Chicago, University of Chicago Press, 2014
Recension de l'ouvrage:
https://journals.openedition.org/sociologie/3165