Quelques réponses aux questions fréquemment posées sur la grève

 

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““Je suis pour une loi inégalitaire – ou «différenciante», si l’on veut être politiquement correct–, vertueuse et darwinienne”

Antoine Petit, PDG du CNRS

I Dois-je me déclarer en grève?.

En aucun cas il ne faut se déclarer spontanément en grève. Se déclarer en grève c’est porter atteinte au droit de grève. C’est à l’administration de recenser les personnels grévistes et de fournir la preuve qu’ils étaient en grève. Le préavis de grève couvre tout le monde et l’Enseignement Supérieur et la Recherche ne sont pas soumis au service minimum. Si le besoin de sacrifice est trop grand, donnez votre journée de salaire à l’une des caisses de grèves.

II En quoi consiste le fait de faire grève ?.

La grève n’est pas une fin mais un moyen, une tactique déployée dans un but stratégique. Elle ne consiste ni à “se compter” ni à “être comptés” par la presse, moyens notoirement inefficaces. Elle consiste encore moins à se sacrifier. La grève vise à arrêter l’appareil productif comme les barrages sur les routes ou devant les supermarchés servent à bloquer les flux de marchandises. Hors du secteur marchand, la grève sert à se libérer du temps à consacrer aux actions destinées à l’obtention du but fixé. Aussi la grève d’universitaires et de chercheurs pose-t-elle la question de leur utilité publique. Que pouvons-nous faire pour contribuer à l’objectif stratégique fixé? Tout d’abord sensibiliser et informer les étudiants en faisant le tour des amphis [1]. Ensuite mettre ses savoirs et son intelligence critique au service des analyses et des actions collectives qui se construisent localement? Enfin créer politiquement, créer stratégiquement, créer collectivement, ce que les universitaires ont fini par oublier.

III Pourquoi faire grève ?.

Les enseignants, les universitaires, les chercheurs et les personnels de soutien sont doublement sacrifiés dans la réforme de démolition du système de retraite. Sacrifiés par le système à points, conçu pour permettre la baisse des pensions au profit des fonds de pension et de la spéculation financière, et sacrifiés par la baisse abyssale des pensions de retraite programmée, entre -25% et -40% selon les situations [2].

Le milieu de l’enseignement supérieur et de la recherche étant plongé dans l’aphasie depuis 2009, le champ est libre pour achever le programme de “réformes” destructrices conçu dans le rapport Aghion-Cohen de 2004 et appliqué depuis fidèlement. Les réformes autour de la loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR) mettront en œuvre, si nous ne les bloquons pas, la dérégulation intégrale des statuts — recrutement, définition des temps de service, primes et promotions à la discrétion de la techno-bureaucratie universitaire, en violation de toutes les libertés académiques, de la disputatio entre pairs et du principe de collégialité — et la précarisation intégrale des jeunes chercheurs, par extinction des corps des maîtres de conférences et des chargés de recherche. Les coupes dans les budgets des universités et la suppression en deux ans de 100 postes de chercheurs au CNRS et quatre ou cinq fois plus à l’Université ont dû achever de déciller les derniers qui ont cru à la possibilité d’une réforme vertueuse quand elle ne sera l’expression, de fait, que du spencérisme le plus abject.

IV La grève illimitée comme expression de notre colère.

Si seulement nous avions des fous rires pour emporter nos larmes. Mais il n’y a aucune consolation, aucune, à voir un saccage commis par des imbéciles qui détruisent un système de recherche comme un enfant de 5 ans arrache des pattes à un insecte. Alors, oui, il y a le mauvais darwinisme social de l’un, manifestement pas très au point en histoire des sciences et qui trouve l’inégalité du dernier chic dans l’organisation de la recherche ; il y a le conseiller recherche de l’autre qui plastronne en rendez-vous en mode « oui, je sais, le crédit impôt recherche, c’est pas vraiment de la recherche, ça sert à payer les secrétaires des boîtes de R & D » (7 milliards quand même); il y a la série de boas avalés depuis exactement 15 ans par des chercheurs qui voudraient juste chercher plutôt que rêver de conditions de travail correctes.

Mise en crise, mise en dette, -40% de postes CNRS en 10 ans, démagogie des classements infantiles et darwinisme à deux sous : ces gens sont persuadés de faire l’histoire en vous faisant la peau, à vous, enseignants-chercheurs et chercheuses, doctorants, profs, jeunes docteurs sans poste, étudiants et vacataires d’universités en crise. Ils n’ont aucune idée de ce qu’est la recherche. Ils n’ont aucun goût pour le savoir, la citoyenneté, les valeurs partagées, tout ce qui donne sens à vos vies. Mais en bons employés du mois, ils vont massacrer votre écosystème, marketer l’ignorance, benchmarker la médiocrité, pendant que leurs managers démolissent votre retraite. Ce que nous savons tous, dans notre chair, c’est que la terne banalité du mal ne connaîtra d’autre limite que celle nous devons maintenant lui fixer. Comme ces agents de la tristesse s’attaquent directement à nos vies, c’est la vie elle-même qui devient maintenant résistance.

A compter du 5 décembre, nous avons la ferme intention de leur rendre l’existence difficile, parce que c'est notre monde qui est en feu. Et comme ils veulent raccourcir nos vies en allongeant notre temps de travail, nous allons leur opposer la grève la plus longue et la plus dure de ces dernières décennies.

[1] Une présentation pédagogique de la réforme, librement utilisable
www.groupejeanpierrevernant.edu.eu.org/PresentationRetraites.pptx

[2] Si des dizaines de textes, venant même des économistes de LREM, ont fait une critique factuelle et chiffrée de la “réforme” des retraites, aucun argumentaire rationnel n’a été publié pour la soutenir mais un usage renversé de la rhétorique d’abolition des privilèges, contre la fonction publique. L’objet même de la réforme est indicible, car indéfendable : il s’agit de mettre le système de retraite en déficit de financement de 67 milliards €, créant une crise qui amènera mécaniquement à une diminution des pensions facilitée par le système à points, à une augmentation de l’âge de départ en retraite et à un allongement de la durée de cotisation.

Intervention pédagogique de Michael Zemmour sur la règle d'or
https://www.youtube.com/watch?v=iJKVd609iGU&feature=emb_logo

Notre système de retraites ne connaît pas la crise.
https://www.alternatives-economiques.fr/systeme-de-retraites-ne-connait-crise/00091163

Les fonctionnaires sacrifiés sur l'autel du système «universel» de retraites.
https://www.liberation.fr/debats/2020/01/14/les-fonctionnaires-sacrifies-sur-l-autel-du-systeme-universel-de-retraites_1772791

La réforme risque de déséquilibrer fortement le financement des retraites.
https://www.alternatives-economiques.fr/guillaume-duval/reforme-risque-de-desequilibrer-fortement-financement-retraites/00091464

Garantir la valeur du point ne garantit rien.
https://www.alternatives-economiques.fr/michel-husson/garantir-point-ne-garantit-rien/00091288

La valeur du point ne pourra pas baisser… Mais le niveau de votre pension, si.
https://blogs.alternatives-economiques.fr/zemmour/2019/11/30/la-valeur-du-point-ne-pourra-pas-baisser-mais-le-niveau-de-votre-pension-si

Triple fracture

 

Nous hébergeons cet appel à la grève du 31 mars émis par le Collectif des Jeunes Universitaires d'Ile-de-France, collectif auquel contribuent les plus jeunes d'entre nous.

Trois fractures qui travaillaient en profondeur la société française ont fait surface à l’occasion du mouvement soudain et massif contre la « loi Travail ».

La plus évidente est une fissuration du bloc historique néo-libéral.

On se rappelle la manière dont l’alliance entre le salariat du secteur public, la classe moyenne intellectuelle et les milieux populaires, alliance qui conduisit la gauche à la victoire électorale de 1981, s’est progressivement désagrégée au milieu des années 1980. On vit alors se constituer un nouveau bloc hégémonique rassemblant le système économique néo-libéral moderne et les représentations qui lui sont liées, représentations théorisées et instillées par le néo-management. L’emprise fut telle qu’au plus profond de la gauche, la mise en concurrence généralisée des individus, des structures et des territoires, la mise à bas de l’Etat providence, de l’Hôpital, de l’Ecole, de l’Université apparurent comme les terrains d’une “modernisation nécessaire”. Si le démontage social et démocratique a un temps été porté par le consentement et l’idéologie insidieuse de coproduction des “réformes”, la classe moyenne qui fournissait au néo-libéralisme son assise sociale est en passe, maintenant, de faire défection. Attaquée économiquement et socialement dans son essence, elle se détourne à présent des valeurs qu’elle a un moment glorifiées.

La seconde fracture est générationnelle.

Les babyboomers sont devenus adultes pendant les trente glorieuses, période marquée économiquement par une forte croissance, par une idéologie orientée vers la consommation et par une ascension sociale facilitée. Est-ce lié au fait que la génération précédente avait connu la honte de la guerre ? Les babyboomers ont accédé rapidement aux responsabilités et n’ont plus quitté le pouvoir depuis. Pour ce faire, ils n’ont eu de cesse d’auto-célébrer l’hédonisme conquis pendant leur jeunesse et de dénigrer les générations suivantes, la “Bof” génération et la génération “Bataclan”, supposées incapables d’élans vitaux, de pensée politique, de toute prise de responsabilité, et maintenues dans un état d’adolescence avancé. Ces générations – la “Bof” et la “Bataclan” – ont été et sont celles du « niveau qui baisse », du bac dévalué (qui ne saurait plus constituer le rite initiatique donnant accès à l’âge adulte), de la déresponsabilisation (à l’Université comme ailleurs), de la dépossession. Or, chaque génération a le droit et le devoir d’exercer le pouvoir pour modeler la vie qu’elle a, elle, devant soi, de prendre des risques, de construire de nouvelles valeurs, de nouvelles utopies, fussent-elles éloignées de celles de la génération précédente.

En un mot, le droit et le devoir d’accoucher d’elle-même.

Les babyboomers sont pleinement comptables du monde qu’ils ont contribué à construire pendant les trente années d’hégémonie néo-libérale, monde qui fait leur fierté. Comment les gérontes du moment pourraient-ils, dans ces conditions, prétendre à gouverner encore, prenant des décisions dont ils ne vivront pas les conséquences ?

La troisième caractéristique de la crise globale que nous traversons se manifeste par un décalage entre les camps politiques ou de manière plus large, les structures d’organisation, et les valeurs, l’idéologie qu’ils sont censés véhiculer. Ce décalage ne se fait jour que lorsque les représentations culturelles dominantes ne permettent plus l’adhésion aux politiques menées. Or, la “République des Communicants” et sa pratique de la triangulation n’abusent plus personne et la “raison économique” se fait mythologie. Le décalage est devenu une béance.

Et comment ne pas constater que l’absence d’adhésion à la ligne politique poursuivie continûment par-delà les alternances induit un danger supplémentaire : la tentation autoritaire, perceptible dans l’amoncellement de lois sécuritaires, dans l’utilisation quotidienne de la peur comme moyen de gouvernement, dans la promotion de l’homme providentiel, dans la nostalgie du leader charismatique et rédempteur — je suis le sage, le juste, le miséricordieux.

Cette crise générationnelle et systémique débouchera inéluctablement sur un monde nouveau. Il ne tient qu’à nous qu’il soit conforme à nos vœux et aux intérêts du plus grand nombre. Il nous appartient — à nous, et non à ceux qui l’ont conduit là où il est— de construire le monde. Ça nous regarde.

Aussi, le 31 mars, nous manifesterons, mais nous ne rentrerons pas chez nous.